« De 6 à 27: Quelle Europe ? » – l’Europe avance-t-elle ou recule-t-elle ?

A l’initiative du Centre européen de la culture, une prometteuse conférence a réunit à Genève Mme Simone Veil (ancienne ministre à la santé, ancienne présidente du Parlement européen), le Prof. Laurens Jan Brinkhorst (ancien vice-premier ministre hollandais), le Prof Klaus Gretschmann (directeur général au secrétariat général du Conseil de l’Union européenne), Charles Kleiber, secrétaire d’Etat suisse pour l’éducation et la recherche, ainsi que Pascal Lamy, le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et ancien commissaire européen. Cette présentation fais suite à une série initiée en 2005 par José Manuel Barroso, sur l’avenir de l’Europe, et rassemble les politiques du plus haut niveau. L’occasion de faire le point sur ce qui devait être le débat autour de l’élargissement européen, mais qui a – ce qui était prévisible – tourné autour de la panne que rencontre l’Union européenne (UE).

Les discours

Mme Veil, première invitée, ouvrira la conférence en lançant une pique amère à destination des candidats aux présidentielles françaises; tous semblent, selon l’ancienne ministre, marcher sur des oeufs depuis le refus d’ampleur du Traité Etablissant une Constitution pour l’Europe (TECE), et n’osent pas se fâcher avec un électorat potentiellement frileux sur la question européenne. Elle ne peut que le regretter, elle qui a toujours été pro-européenne, marquée par les deux guerres mondiales. Il faut prendre conscience que, explique-t-elle, « le traité de Nice [1] ne favorise guère la paix entre les pays européens ». Le chemin emprunté depuis 2005, ou plutôt l’absence de chemin, péjore tout le contient, secoué par une crise qu’elle qualifie de « grave ». Elle conclura son discours par un surprenant aparté sur l’Afrique, continent qui est plongé dans une situation qui l' »attriste », sentiment exacerbé par la responsabilité européenne.

Le professeur Laurens Jan Brinkhorst, ressortissant du deuxième pays fossoyeur du TECE (les Pays-Bas), considérera que l’Europe est une chose non achevée, mais se doit de se « tourner vers l’extérieur ». Durant les 50 dernières années, sa population a été multipliée par 3, et le nombre d’Etats-membres par 4. Malgré cette croissance numérique impressionnante (l’Union européenne à 27 compte aujourd’hui un demi-milliard de citoyens), l’UE est trop focalisée autour du soft power [2], alors que le monde, explique l’ancien ministre, « devient moins sûr ». D’un côté, les USA ne se concentrent que sur le hard power; l’UE se doit de trouver un juste milieu entre son ancienne colonie et sa construction en gestation.

Le professeur Klaus Gretschmann sera lui de loin le plus optimiste des intervenants. L’UE, indique-t-il, c’est bien sûr des « deals & ideals » (des affaires et des idéaux); mais elle dépasse cela, elle ne s’arrête pas aux seuls valeurs de « liberté et fraternité ». Le projet européen, c’est du changement : « Pour rester stable, il faut tout changer », averti-t-il. L’Europe, explique-t-il avec emphase, « s’est déplacée de la construction basée sur l’économique vers la construction basée sur l’innovation ». Il poursuit en pronostiquant que l’Union sera le pôle le plus compétitif au monde d’ici 2010, et ajoute que les Etats-nations sont devenus trop petits pour le gigantisme de l’économie mondiale; il y a lieu de se regrouper, pour récupérer un tant soit peu de souveraineté. Il note avec lucidité que, si les Etats souhaitent ne pas continuer à voir leur capacité à agir se réduire comme peau de chagrin, il est urgent pour eux de s’associer, et non de se replier.

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Charles Kleiber focalisera son allocution autour de la connaissance qui, plus encore que la recherche, est le futur helvétique. Il n’y a pas d’avenir suisse qui passerait ailleurs que par Bruxelles, « la question est juste de savoir qui de la Turquie ou de la Suisse entrera dans l’Union européenne en premier », lance-t-il avec humour. Pascal Lamy, voit dans la crise actuelle que traverse aujourd’hui l’UE une phase de profonde réflexion teintée de mutisme : « en surface, les dirigeants sourient sur les photos, mais ils n’ont aucune discussion sérieuse sur l’avenir européen ».

Remarques et commentaire

Tous semblent faire reposer beaucoup d’espoirs sur les futures propositions allemandes – le pays dirigé par Angela Merkel assure en ce moment la présidence tournante de l’UE – pour relancer le train européen; un goût de déjà vu, pour des discours somme toute déjà entendus.

Le repli, inévitable après l’énorme échec du TECE, était palpable dans tous ce qui s’est dit. « Former des européistes », propose-t-on sur l’inspiration du modèle éducatif mis en place par Georges Charpak (prix Nobel de physique en 1992), qui vise la connaissance critique. On est séduit dans un premier temps, tout le monde aime entendre parler d’éducation. Et à la réflexion, c’est là que le bât blesse : l’éducation n’est pas la panacée universelle, et certainement pas la solution à toutes les crises traversées en Europe. En prenant du recul, peut-on se débarrasser de l’impression d’avoir à faire à une instruction de propagande organisée ? Si l’on prête un tant soit peu d’attention aux voix dissonantes, superbement ignorées jusqu’à un fameux mois de mai 2005 – le 29, le peuple français exprimait un vibrant « non » au Traité Etablissant une Constitution en Europe – l’Union européenne n’est pas forcément la solution la plus judicieuse pour l’avenir européen… On veut malgré tout imposer presque par la force, dès le plus jeune âge, l’idée que l’UE est un bonne chose, sans écouter ces opinions divergentes, qui ont déjà mis à mal l’institution européenne.

Ignorant l’une des sources principales du mécontentement français, les « pontes » de l’UE expliquent l’importance de prévenir toute nouvelle guerre (Simone Veil, notamment). Pour que l’on grandisse en imaginant un conflit entre « frères » européens impossible. L’UE effacerait à tout jamais des consciences l’état d’esprit commun qui précéda les deux guerres mondiales; les visionnaires européens sont-ils atteints à ce point de cécité, pour ne pas observer à quel point c’est déjà le cas ? Ne réalisent-ils pas qu’un Français ne se conçoit pas une minute prenant les armes contre l’Allemagne ? Les citoyens européens ont grandi pour beaucoup déjà dans ces nations bourrées d’un coton étouffant les bruits de bottes. La Yougoslavie, où seule l’intervention étasunienne sera décisive, en est la démonstration la plus parfaite; l’intervention doit être mûrement réfléchie, les risques soigneusement évalués, les conséquences long, moyen et court termes soigneusement étudiées, etc. On ne s’est pas toujours embarrassé d’autant de considérations sur le continent; c’est peut-être parce que l’UE tient aujourd’hui presque exclusivement du soft power.

Il est nécessaire de passer à l’étape suivante, et d’inventer les nouveaux moteurs de l’Europe. Ou est-ce que le succès de l’objectif principal d’après-guerre a totalement anesthésié les Européistes ? Si l’histoire de la construction européenne trouve ses racines – pour citer Denis de Rougemont – dans une réflexion vieille de 2’800 ans, il doit y avoir plus, beaucoup plus à faire que faire cesser la guerre. Ce qui est déjà, cela dit, assez exceptionnel en soi, connaissant l’aventure guerrière du continent.

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« Être Européen, c’est avoir la nostalgie de l’Europe », cite Pascal Lamy en se référant à Milan Kundera. Mais saura-t-on dépasser le stade du souvenir, pour à atteindre les objectifs de Klaus Gretschmann et devenir d’ici 2010 « le pôle le plus compétitif au monde » ?

Il a fallu des hommes d’exception pour construire l’Europe; les prochains leaders européens (et la tentation de remplacer ce dernier mot par « français » est grande) seront-ils à la hauteur ? Il n’est pas question d’oublier les personnes qui ont fabriqué l’Europe, mais entre ceux qui préfèrent parler de nostalgie et ceux qui soutiennent aujourd’hui des hommes avec plus d’ambition personnelle que d’ambition européenne (Madame Veil a pris fait et cause pour Nicolas Sarkozy, un européiste sur le tard), il va falloir attendre la relève. Car l’Europe est en panne de démocratie, mais aussi d’idées nouvelles.

Références

  1. A défaut d’avoir adopté (entre autre) un système de vote avec le TECE plus adapté à une Union européenne à 25, puis 27, le traité de Nice est un compromis qui ne satisfait personne sur les procédures de votes; il était adéquat pour un groupe des 15 pays qui l’avaient voté, mais pose d’énormes problèmes aujourd’hui.[]
  2. Le soft power, par opposition au hard power, est l’expression de valeurs, de normes, de lois non contraignantes autour desquelles les attentes des Etats convergent; les acteurs étatiques se conforment aux attentes sans qu’il y ait besoin d’un « gendarme ». Le hard power est, lui, contraignant; son expression ultime est la guerre, lorsqu’un acteur ne se conforme pas aux exigences.[]
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