Chavín de Huántar, l’un des plus anciens temples oraculaires du monde

Chavín de Huántar (de 950 à environ 400 av J.-C.) [1] au Pérou n’est peut-être pas le plus vieux temple d’Amérique précolombienne, mais selon les données recueillies et les théories archéologiques actuelles, ce site semble être le « Delphes » de l’Amérique du Sud, dans lequel les élites auraient renforcées leur pouvoir et parfait leurs compétences rituelles [2]. Un lieu mystique qui aurait influencé la cosmovision et les rituels de civilisations ultérieures, tels les Paracas au sud (700 à 100 av. J.-C.), et les Mochicas au nord (100-800 ap. J.-C) pour ne citer qu’eux. Caral et Sechin Bajo sont des cultures bien plus anciennes, mais il est difficile d’établir le même type de filiation sur les civilisations andines de manière aussi décisive que l’on peut le faire avec la culture Chavín. L’histoire de la civilisation sud-américaine commence peut-être à Sechin Bajo, au Pérou, mais une religion codifiée, qui s’étendra à toutes les Andes, pourrait bien avoir commencé à Chavín de Huántar, situé entre les cordillères blanche et noire, des montagnes dont l’altitude varie entre 3500 et 6000 mètres. Il peut y faire très froid, les inondations sont fréquentes et les tremblements de terres sont réguliers. Et pourtant c’est là qu’on se rendait, depuis la jungle amazonienne ou les déserts côtiers, pour consulter les oracles dont la réputation devait être extraordinaire. Ceux qui repartaient emportaient avec eux le souvenir des merveilles architectoniques, des céramiques ou des bijoux admirés. Et ils n’allaient pas se priver de reproduire cet art une fois de retour chez eux – la diffusion était en marche.

J’esquisse dans cet article les outils et monuments cérémoniels que l’on trouve sur le site archéologique de Chavín de Huántar ainsi que dans son musée, afin de mieux appréhender l’importante influence que ce site a pu opérer sur les civilisations préhispaniques péruviennes – et de toute l’Amérique du Sud. C’est la première fois, par exemple, que l’on observe des animaux de la jungle (jaguar, anaconda par exemple) dans l’iconographie de la Sierra peruvienne. J’invite toutefois le lecteur à faire preuve d’esprit critique ; rien n’émane jamais du néant, la culture Chavín a elle aussi été influencé par d’autres cultures avant elle. Les cultures cupisnique et Sechin, ont forcément jouées leur rôle dans la construction de la cosmovision de Chavín. Mais celle-ci réunit un nombre très important d’ingrédients qui ont pu former la soupe primitive dans laquelle se sont créées les grandes civilisations andines. Il faut faire preuve d’humilité : cette culture reste recouverte d’une brume d’incertitude comme toutes les civilisations sans écriture. On ne saura jamais comment elle a débuté, à quelle époque précise, comment elle s’effaça ni simplement s’intégra dans les cultures andines. L’archéologie pré-scriptural reste très théorique, n’en déplaise aux experts.

Un peu d’histoire

Chavín de Huantar Obelisco Tello
Obélisque Tello

C’est le médecin Julio Tello (1880-1947), père de l’archéologie péruvienne, qui découvrit en 1919 ce qu’il pense être la plus ancienne civilisation préhispanique, près du village de Chavín de Huántar, à plus de 3100 mètres d’altitudes. Si les découvertes ultérieures et surtout les méthodes de datations au carbone 14 lui donnèrent tort sur ce point, son sentiment de faire une découverte majeure était correct. Un ancien temple, dans lequel gisait un monolithe en forme de lance, un nouveau temple, où était pense-t-il placé la « stèle Raimondi » (du nom du naturaliste Antonio Raimondi qui la découvrit en 1873), différents artefacts en or, et des poteries qui rappellent assurément celles de la côte nord du Pérou, des éléments objectifs l’amènent à déduire que la compréhension de l’histoire andine est sur le point de changer.

Mais les trouvailles du Péruvien ne se limitent pas au site archéologique lui-même. Les archéologues ont coutume de partager leurs repas chez l’habitant. Et un jour où Tello s’attable par hasard chez un paysan du village, il remarque que la pierre sur laquelle il prend son en-cas est recouverte par un simple tissu. Par curiosité, il ôte la protection de sa table, et a la surprise de s’apercevoir qu’il se restaurait sur un obélisque parsemé de gravures ! Il s’agira là de la partie principale de l’obélisque de Tello, dont une deuxième partie sera découverte plus tard sur le site. On peut observer encore aujourd’hui l’assemblement d’une réplique du monolithe sur le site. Cet obélisque est l’un des trois monolithes – au côtés d’El Lanzón et de la stèle Raimondi) retrouvés sur le site, qui changèrent notre apréhension des sociétés préhispaniques.

La qualité des monuments, de la céramique, de l’orfèvrerie démontre que Chavin a joué un rôle de premier plan dans le monde andin. Durant plus de 500 ans, cette culture a investi une grande quantité d’efforts pour parfaire sa vision du monde et la retranscrire dans son art et artisanat. Afin de réaliser ses temples symétriques et d’une grande précision, elle a été capable de transporter de lourds blocs de granit de régions éloignées, et de manipuler des pièces d’orfèvrerie avec une grande connaissance des matériaux. Elle a certainement posé les jalons de la cosmovision andine, basée sur la dualité du monde, l’inframonde et le supramonde, les quatre éléments et les étoiles, et l’utilisation de drogues chamaniques.

maquette du site de Chavín de Huantar

Chavín a commencé à décliner en importance à partir de 400 av. J.-C., et après une brève occupation de la culture Huaras sur le site, la civilisation Chavín sera oubliée. Il faudra attendre le XVIIe siècle pour voir les premiers Espagnols faire mention des ruines, offertes au néant depuis deux mille ans.

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Sur le plan structurel, Chavín abrite un ancien temple construit en forme de U autour de 1200-900 av. J.-C., qui est traversé par différentes galeries souterraines. L’une d’entre-elle cache le fameux el Lanzón. L’ancien temple contient  également une place circulaire, destinés à des cultes menés sous les yeux attentifs de motifs de jaguar en bas-relief. Un nouveau temple, destiné à agrandir la précédente construction, possède une plaza hundida (place « engloutie ») carrée qui aurait été construit autour de 500 av. J.-C. Le nouveau temple est large, et devait accueillir les pèlerins ou les locaux en grand nombre. Des escaliers lient le nouveau temple au vieux temple.

L’emplacement du site se trouve au point de confluence de deux rivières, la Mosna et la Wacheksa, dans la plus pure tradition andine. La jonction de rivières a une signification spéciale, qui se perpétue chez les autochtones péruviens jusqu’à aujourd’hui.

Un détail liant Chavín de Huántar à Caral – l’une des plus anciennes cités du monde – repose sur le manque supposé d’agressivité. Pas d’outils de guerre retrouvés sur le site ni de gravures lithiques indiquant des combats. Il semble que l’expension ait été religieuse et pacifique.

Le style Chavín

Il existe des styles très spécifiques à la culture Chavín, comme ses poteries cupisniques, son orfèvrerie de qualité, etc. Mais le plus typique dans son architecture sont peut-être les Cabezas clavas (littéralement clous à tête) qui parsemaient le site. On en a retrouvé 95 au total, mais il ne reste plus qu’une seule Cabeza clava sur le vieux temple car toutes les autres ont été retirées et entreposés au musée du site à des fins de conservation.

Chavín de Huantar Cabezas Clavas sur temple
Chavín de Huantar Cabezas Clavas 02
Chavín de Huantar Cabezas Clavas

 

 

 

Les outils cultuels usités à Chavín de Huántar

Chavín de Huantar Vue du Temple

Le site archéologique de Chavín était destiné à impressionner les pèlerins. Entouré de montagnes, on peut imaginer l’effet qu’il produisait sur les voyageurs qui s’aventuraient jusqu’aux confins des cordillères pour l’atteindre. Le nouveau temple, celui sur lequel on tombe à peine passé les montagnes protectrices, se dresse tel un défi lancé à son environnement. Les rituels populaires se réalisaient vraisemblablement sur cette place, la Plaza Mayor, une vaste zone sur laquelle repose la plaza hundida. Des canaux aquatiques souterrains traversent la place, et l’on pense qu’ils remplissaient deux rôles : recueillir des offrandes jetées dans ceux-ci –  on a retrouvé diverses poteries et objets sacrés au fond des canaux – et également produire des sons précis lorsque les Mosna et la Wacheksa étaient en crue (ou en décrue ?) et les rivières s’engouffrait dans les conduits.

Chavín de Huantar Strombus
Trompette pututo conçu à partir de Strombus

En effet, la musique semble avoir été primordiale dans le centre cérémoniel. En plus de l’acoustique aquatique des canaux souterrains, les galeries aux ouvertures multiples du vieux temple produiraient quelques bruits mystiques dans l’ancien temple, lorsque le vent s’engouffrait dans les ouvertures. On commence à étudier ce phénomène, et certains archéologues veulent croire que des rugissements de jaguar se faisaient entrendre sur la Plaza Mayor, mais on est loin de pouvoir le confirmer.

D’autre part, toujours sur le plan sonore, des coquillages marins larges et épais appelés Strombus ont été retrouvés sur tout le site. Ils ont été travaillés par les artisans de l’époque pour en faire des instruments de musique nommés « trompettes pututo« . Les archéologues théorisent que les pututos étaient utilisés lors des cultes, afin d’accompagner les transes ou les révélations des prêtres.

Mais ce n’est pas tout ; contrairement à la tradition grecque de Delphes par exemple, exempte de drogues venant de produits transformés, la puissance de la transe andine était renforcée par le biais de substances psychotropes extraites du cactus San Pedro. Celui-ci, lorsqu’il est ingéré, engendre des effets hallucinatoires. Cette plante est très courante dans les montagnes andines et déserts côtiers, et divers objets pour en produire une décoction sont exposés dans le musée du site de Chavin. Les prêtres devaient ingurgiter le San Pedro pour communiquer avec les dieux, et pouvaient ainsi répondre aux questions des pèlerins.

A qui était destiné le culte ?

Chavin de Huantar El Lanzon
Chavín de Huantar El Lanzon déplié

Le dieu principal du site de Chavin est surnommé El Lanzón (la grande lance), en raison de sa forme particulière. L’une des sculptures les plus importantes de l’univers religieux andin, il trône dans une pièce en forme de croix (on pense qu’elle était rectangulaire à l’origine) qui ne s’atteint qu’après avoir pénétré dans un couloir réservé certainement à l’élite des prêtres. Il mesure 4,5 mètres de haut, et possède les caractéristiques zoomorphiques classiques des dieux méo- et sud-américains : un visage de félin, avec un nez épaté et des crocs jaillissant de la bouche, des serres à la place des doigts de pieds, des serpents à la place de cheveux, la main droite levée montrant le supramonde, la main gauche en direction de l’inframonde. Sans pouvoir dater avec précision cet artefact, son emplacement dans la partie la plus ancienne de Chavin amène à penser qu’il a été construit aux débuts de la construction du temple. Par ailleurs, El Lanzón s’illumine des rayons du soleil spécifiquement au solstice d’été, ce qui rapproche Chavín de toutes les traditions astronomiques. Le dieu principal Chavín représente rassemble en lui toute la cosmogonie du site : il est l’Axis Mundi, le point central du monde, celui que tous les pèlerins viennent voir pour communiquer avec les forces de la nature. Il semble toutefois que peu d’élus pouvaient le voir en personne, puisqu’il est occulté au fond de petits couloirs étroits ; les prêtres devaient faire office d’intercesseur.

Chavín de Huantar Pétroglyphe Le décapiteur
Bas-relief de Chavín
Reconstitution de bas-relief d'Ai Apaec de la Huaca Cao Vieja au Complexe du Brujo
Bas-relief d’El Brujo

Des représentations peut-être du même dieu, en bas-reliefs cette fois-ci, sont encore plus parlantes pour les initiés aux civilisations andines ; reprenant les thèmes évoqués ci-dessus, on ne peut plus s’empêcher de les comparer au dieu Ai-apaec mochica, le décapiteur qui tient dans sa main une tête d’un homme sacrifié et un tumi, ce couteau destiné à séparer la tête du corps des prisonniers et des guerriers. Le culte du sang ne paraît pas avoir encore été pratiqué à Chavín, où aucun sacrifice humain n’a été retrouvé à ce jour. C’est là une différence d’importance avec tant de religions postérieures aux Chavins, pour qui le sang était nécessaire pour communier avec le supra et inframonde. Les photos présentées ici mettent en perspective un bas-relief trouvé à Chavin et un haut-relief du site El Brujo, un site majeur mochica et postérieur de plus de 1000 ans à Chavin. La ressemblance des éléments iconographiques est troublante.

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La stèle Raimondi

Chavín de Huantar Estela Raymondi
Stèle Raimondi
dessin reconstitution Stele Raimondi
dessin de la Stèle Raymondi Chavín de Huantar retourné

La stèle Raimondi est une synthèse de la cosmogonie du site de Chavín de Huántar. L’être zoomorphe, qui regarde vers le haut tout en montrant les dents, possède des griffes d’oiseaux à la place des pieds, des crocs de jaguar, deux cactus San Pedro dans les mains, un front de crocodile. Des caractéristiques humaines, animales, et végétales. La terre (le jaguar), l’eau (le crocodile), l’inframonde (le serpent), le supramonde/l’air (le condor ou l’aigle) sont représentés. Et plus surprenant encore, par le biais d’une illusion d’optique assurément recherchée par les artistes Chavin, l’observation des détails de la stèle peut être réalisée de manière anacyclique, c’est-à-dire que l’on peut « lire » la statue du haut vers le bas ou du bas vers le haut, et que sa signification change selon la direction adoptée. Tordant le cou à 190 degrés, le spectateur visualise alors très clairement la face du crocodile, trois jaguars, et le personnage principal devient souriant. Plus étonnant encore, le haut de la coiffure du personnage, dans un effet de mise en abîme visuelle ahurissant, semble devenir la stèle elle-même. Les Chavíns ne maîtrisaient pas l’écriture, mais ils possédaient des talents visuels impressionnants. Et de se demander si la stèle était destinée à accompagner les rituels hallucinogènes.

La stèle de Raimondi dépeint enfin sans nul doute la dualité complémentaire de l’univers. Danger/sécurité, haut/bas, bonheur/malheur, et tout ce que l’imagination de l’interprète peut bien lui trouver. Cette pratique a été répliqué dans d’autres monolithes et constructions (la stèle de Yauya, le Pórtico de las Falcónidas, etc).

La dualité andine est-elle née à Chavín de Huántar?

Chavín de Huantar Marches de la dualité

Tous les archéologues sont d’accord : les principales religions andines ont toutes en commun le principe de dualité : féminin et masculin, supramonde et inframonde, pureté et impureté, jour et nuit, des concepts qui imprègnent l’univers préhispanique. Dans la même veine, les artisans Mochicas façonnaient des bijoux composés d’une partie d’or et une autre d’argent pour représenter cette philosophie. A noter qu’il ne s’agit pas de manichéisme (le bien opposé au mal) mais de dualité complémentaire (on a besoin du bien et du mal).

Chavín de Huantar Portico de las falconidas déplié
Pórtico de las Falcónidas de Chavin de Huantar

Cette dualité s’inscrit à plusieurs reprises dans le site de Chavín, dans ce que les archéologues postulent être la dernière phase de construction du temple (entre 500 et 300 av J.-C.). Elle se constate les escaliers menants de la Plaza Mayor au stupéfiant Pórtico de las Falcónidas (portique des falconidés) tout d’abord, où les marches de gauche sont blanches, et celles de droite sont noires. Et une fois parvenu au portique, les choses sont encore plus claires : sur deux colonnes, divisées autrefois par la même couleur que les escaliers, sont gravées un personnages zoomorphique masculin et féminin respectivement. Les deux colonnes sont toisées par ce qui semble être des faucons très stylisés.

L’architecture ainsi que les monuments de Chavín sont emprunts de la philosophie andine, qui coule dans le site au moins aussi naturellement que l’eau dans ses canaux.

Chavín, site majeur de l’archéologie péruvienne

Chaque archéologue péruvien vous jurera que « son » site est le plus important du Pérou, voire du monde. C’est de bonne guerre, et sans cette passion, les recherches n’avanceraient pas. Toutefois, si Chavín de Huántar brille dans l’histoire des civilisation sud-américaine tel un phare dans une mer déchaînée de découvertes, ce n’est pas usurpé. Le site est dans un bon état de conservation, ce qui n’est pas toujours le cas au Pérou. Les artefacts mystiques nous font traverser les millénaires pour communier avec ces ancêtres dont nous savons si peu, si ce n’est qu’ils ont bâti un point de référence décisif pour le sous-continent, en syncrétisant des traditions de la côte du Pérou et de la jungle amazonienne. Il y a un siècle, Julio Tello a ouvert une porte sur l’histoire antique des Amériques, et Chavín se charge de la garder ouverte.

Références

  1. La datation au carbone 14 et ses méthodes n’a cessé d’être affinée (voire contredite) ces 30 dernières années. Les dates présentées ici correspondent à la dernière étude réalisée par Richard Burger, un archéologue étasunien qui a travaillé 40 ans sur le site. Plus d’explication dans son dernier papier de 2019: Understanding the Socioeconomic Trajectory of Chavín de Huántar A New Radiocarbon Sequence and Its Wider Implications. John Rick, son grand contradicteur, tient une ligne temporelle plus ancienne (-1200) et avait déjà apporté une contradiction sérieuse en 2009 dans La cronología de Chavín de Huántar y sus implicancias para el periodo formativo. Il répondra certainement à la dernière démonstration de Burger []
  2. Rick, 2006, Un análisis del los centros ceremoniales del periodo formativo a partir de los estudios en Chavín de Huántar []
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