Le 1er juin prochain, le peuple suisse s’exprimera si il désire que doter les communes de la possibilité de voter sur la naturalisation d’un étranger. Actuellement, le processus de naturalisation implique un examen administratif pointilleux par les autorités de la personne souhaitant obtenir le passeport à croix blanche. L’initiative lancée par l’Union démocratique du centre (UDC, extrême droite suisse), a toute les chances d’être acceptée par le peuple, selon les sondages. Ce qui mettrait la Suisse dans une situation délicate, car en plus d’avoir dans sa législation une loi contraire aux droits humains (l’égalité de traitement ne serait plus assurée), cette loi serait contraire aux engagements internationaux, notamment la Convention européenne sur les droits de l’homme (CEDH); il ne fait aucun doute que toute personne qui activerait les mécanismes de la Cour européenne gagnerait contre une commune qui lui refuserait la naturalisation par le biais des urnes. En effet, l’initiative précise que tout recours est impossible; une telle disposition est illégale au sens du droit international.
Cette initiative, illégale dans son application, pose toutefois un défi aux partis suisses; comment, en effet, combattre une loi qui veut accorder plus de pouvoir au peuple ? Comment justifier qu’un parti qui demande plus de démocratie, refuse d’accorder des pouvoirs au peuple ? Cela requiert de se poser les bonnes questions, et aborder le fond, et non seulement la forme : qu’entend-on par « démocratie », où commence-t-elle où se termine-t-elle ? Quelques tentatives d’explication.
Le texte
L’initiative populaire soumis au peuple a la teneur suivante :
La Constitution fédérale du 18 avril 1999 est modifiée comme suit :
Art. 38, al. 4 Cst. (nouveau)
4 Le corps électoral de chaque commune arrête dans le règlement communal l’organe qui accorde le droit de cité communal. Les décisions de cet organe sur l’octroi du droit de cité communal sont définitives.
Cette initiative fait suite aux deux recours perdus en 2003 devant le TF par les communes qui naturalisaient leurs étrangers par votation populaire. L’initiative, si elle passe, permettrait aux communes le libre choix de la procédure de naturalisation; soit elles poursuivent leur pratique administrative, soit elles choisissent de recourir au vote des citoyens pour décider de qui ferait un bon Suisse, et qui ne le serait pas.
Pourquoi cette initiative n’est pas démocratique
Il n’est pas évident, au premier abord, de comprendre pourquoi dans un pays aussi avancé en matière d’outils démocratiques, on refuse un tel droit au peuple. Pourquoi, alors qu’il peut s’exprimer à travers les initiatives et référendums, est-on en désaccord avec l’idée que celui-ci puisse décider de qui peut devenir suisse ou pas ? En plus, c’est une idée éminemment fédéraliste : une telle décision est prise de manière locale, la population connaît beaucoup mieux les individus demandant la nationalité.
Les votations sur les initiatives par le peuple ne sont pas justifiées, par exemple; cela pose-t-il un problème ? Le peuple n’est-il pas souverain ? Comme nous allons le voir, cette initiative pose trois problèmes majeurs; outre l’aspect légale déjà mentionné, le respect de la sphère privée ne serait plus assuré, et enfin la mise en application de l’initiative par les communes serait matériellement impossible.
1/ La sphère privée
Argument le plus fort certainement, tant le citoyen suisse est sensible à cette problématique. Les détails sur la vie privée doivent être étalées sur la place publique, pour qu’il puisse prendre sa décision en connaissance de cause.
Qui pourrait sereinement accepter que l’on dépouille ses relations familiales, amicales et de travail, ses engagements associatifs ? Les voisins n’ont pas à savoir où une personne travaille, quelle est son implication politique, etc. Un employeur pourrait avoir accès à ces informations avant d’embaucher son employé naturalisé. Une petite amie de même.
Il est du ressort de chacun de décider ou non de communiquer ces informations. Aucun Suisse n’accepterait de voir sa vie ainsi exposée. Et comme certains de ces étrangers seront naturalisés (actuellement, 20% des Suisses sont d’anciens étrangers naturalisés), gardons à l’esprit que de nombreux Suisses auront ainsi à suivre ce parcours contraire aux libertés individuelles.
2/ Le système légal international
Difficile d’être autre chose que technique concernant les problèmes légaux soulevés par l’initiative. Mais il est impossible d’éluder que la mise hors jeu du droit de recours pose des problèmes d’ordre légal.
Force est de constater tout d’abord que les lois votées par le peuple suisse ne peuvent être appliquées lorsqu’elles contreviennent à des engagements pris par notre pays. L’initiative sur l’internement des délinquants sexuels n’est ainsi pas en vigueur, parce qu’elle contrevient au droit international. La nouvelle loi sur l’asile (LaSI), votée en septembre 2006, n’est que partiellement (à fin 2007) en vigueur. Il est donc impossible, d’appliquer une loi qui serait contraire au droit européen (et international). Une telle loi serait soit déposée dans le placard des initiatives mort-nées, soit tellement dénaturée qu’au final elle ne ressemblerait plus à l’objet voté. Ne pas offrir de droit de recours, puisque la décision du peuple est définitive, est contraire aux engagements européens et internationaux. Il ne fait aucun doute qu’une telle initiative serait, par conséquent, muselée par les juges suisses, européens ou internationaux.
D’autre part, sur le principe du droit de recours : le peuple a-t-il toujours raison, ne commet-il pas d’erreur ? Un droit de recours permet d’amener de nouveaux éléments, de clarifier une situation qui a pu, dans un premier temps, être mal expliquée ou interprétée. Si l’on ôte le droit de recours, c’est toute le système juridique qui en est affecté. Y a-t-il une raison objective pour mettre notre construction juridique en péril pour les naturalisations ? Une raison qui justifierait d’enlever la possibilité à un étranger d’exposer son cas une deuxième fois ?
3/ De la démocratie en Suisse
Contrairement à une idée reçue, le peuple n’a pas le dernier mot sur tous les sujets en Suisse. Il s’est tout d’abord limité lui-même avec un parlement, pour éviter notamment les objets trop techniques. Il s’est également limité avec une administration, car il lui serait impossible de décider de la gestion quotidienne des dossiers à traiter. Ainsi, l’un des attributs de la souveraineté populaire est de restreindre ses propres libertés; tout ce qui restreint les libertés n’est donc pas forcément anti-démocratique, et tout ce qui augmente les libertés n’est pas… forcément démocratique.
En particulier, lorsque le sujet est technique et demande (par exemple) un haut niveau d’expertise, ou lorsque les sujets sont trop nombreux, le peuple ne s’exprime pas. On accepte donc qu’en certaines matières, le peuple n’ait pas son mot à dire; notons à nouveau que c’est le peuple qui en a choisi ainsi, en se dotant d’une constitution et de ces institutions. Il a également choisi de se doter du droit d’initiative et de référendum, qui permettent, lors de cas particuliers, mal traités par les institutions, de pouvoir s’exprimer sur ces cas.
Est-ce que les naturalisations sont des cas particuliers ? Pourquoi devrions-nous, en tant que citoyen, décider de qui peut accéder au passeport à croix blanche ? Qu’est-ce que cela a avoir avec nos grandes décisions populaires, mettant en jeu la destinée de la Suisse ? Naturaliser ou non un étranger ne va pas fondamentalement remettre en question notre destin.
Demander au peuple de se prononcer ce qui est un acte administratif (la naturalisation) revient par ailleurs à se méfier des décisions administratives. Alors que la Suisse s’est dotée de lois extrêmement dures sur l’immigration (les LaSI et Loi sur les étrangers), reprendre cette tâche à l’administration suisse exprime un désaveu face à cette institution qui applique des règles déjà votées. Alors que l’immigration est en baisse (entre 1960-2005, l’immigration a baissé de 78 %, ou plus près de nous, entre 1991 et 2006, de presque 20% !), le citoyen qui veut voter la loi sur les naturalisations exprime le sentiment que ces baisses sont insuffisantes. L’Office des migrations fait déjà preuve d’une très grande dureté dans l’octroi de la nationalité suisse, une dureté demandée par le peuple.
D’autre part, le nombre de cas de naturalisations se monte pour l’année 2006 à 46’711; dans un pays qui vote déjà beaucoup, et qui pour cette raison ne participe qu’à hauteur de 40%, serait-il raisonnable de demander à ses citoyens sur ces dizaines de milliers de dossiers ? Non seulement la chose est ingérable en dehors d’une administration, mais elle provoquerait une désaffection plus prononcée de la politique en général.
En résumé, en demandant au peuple de s’exprimer sur des affaires qui sont déjà encadrées (à travers les lois qu’il a lui-même voté), très nombreuses (des dizaines de milliers de cas sur lesquels il aura à se pencher), et alors qu’aucune urgence ne requiert un tel changement de l’approche du droit de la nationalité (puisque l’immigration est en baisse constante depuis 40 ans), on surcharge la démocratie. La démocratie n’est pas de s’exprimer sur tous les sujets, tout le temps; la démocratie semi-directe permet au peuple d’avoir son mot à dire lorsqu’il estime qu’un sujet est d’importance. Le citoyen n’est pas une mule, qui transporte un poids impossible à gérer lorsqu’il a une famille et une vie très active. C’est parce qu’il ne peut passer sont temps à s’informer sur tous les sujets, tout le temps, qu’il a délégué une partie de ses compétences à l’administration et au parlement; l’initiative sur les naturalisations « démocratiques » n’a de démocratique que le nom. Le citoyen ne pourra s’engager dans une telle masse de travail, et risque de se désintéresser plus encore de la politique. Cette initiative conduira, si elle abouti, à moins de démocratie en Suisse.
L’initiative est contraire à notre culture, mais également à nos intérêts
D’une part, la Suisse n’accorde pas, traditionnellement, le passeport par le biais du vote. Ou plutôt, les pratiques ont été adaptées à la démocratie moderne, plus ou moins au même moment que l’acquisition du vote par les femmes; gardons donc à l’esprit le contexte dans lequel ce type de vote s’effectuait. Il s’agit d’un âge révolu.
D’autre part, en tant que citoyens attachés à l’égalité des droits, nous devons nous soucier des risques de dérives liés à l’octroi selon une couleur de peau. Comme cela s’est vu dans l’exemple d’Emmen, l’une des deux dernières commune à pratiquer les naturalisations par le peuple, les personnes dont le nom avait une consonance balkanique ont été déboutés. Cette loi ne permettrait pas de juger, dans un climat dépassionné, de qui a le droit ou non à la nationalité suisse. Le maire d’Emmen, par ailleurs, a assuré qu’il ne voudrait pas revenir à son ancienne pratique, même si l’initiative lui en offrirait la possibilité.
Par conséquent, constatons que cette initiative n’est pas démocratique, non pas parce que le peuple est incapable de juger de qui ferait un bon Suisse ou non, mais parce que matériellement, légalement et philosophiquement une telle initiative est anti-démocratique. Elle empêche les naturalisations d’être octroyées démocratiquement.