Les statues s’abattent, George Floyd est assassiné, et les Occidentaux blancs résistent à l’antiracisme. Notre monde est en ébullition. Les symboles du passé sont auscultés sous un nouveau regard, avec antipathie ou sympathie. Deux camps, semblant irréconciliables, s’affrontent avec violence sur les maigres propositions politiques issues du mouvement antiraciste, et avec fureur sur le déboulonnage des symboles historiques de la domination occidentale. Mon postulat est de prétendre que nous assistons, tout comme dans les années soixante, à une résistance de la classe dominante. La lutte autour des symboles cristallise une course entre les dominés et dominants à la construction d’un nouveau récit symbolique, ou à la préservation du récit symbolique dominant, selon de quel côté l’on se trouve de la barrière.
Symboles et récits historiques au service du vivre ensemble
Les symboles, du grec « sumbolon » qui signifient « mettre ensemble, rassembler » sont destinés à réunir des individus qui n’ont a priori aucune destinée commune, en groupe. Sans symboles, point de société. Sans Torah, pas de juifs ni d’Israël. Sans récit national comme Guillaume Tell ou le serment du Grütli, pas de Suisse possible. Les symboles sont la glue qui rendent acceptable l’impossible, comme le décrit si bien Yuval Hariri dans Homo Sapiens. Ils permettent aux humains de coopérer en large groupes là où ils passeraient le plus clair de leur temps à se méfier l’un de l’autre.
Quelle est l’origine de notre crise antiraciste actuelle ? Des symboles racistes. L’homme s’est inventé depuis toujours qu’il existait des hiérarchies d’hommes. Depuis au moins les récits grecs sur les barbares, on déshumanise l’autre pour mieux s’humaniser soi-même. Des symboles pour solidifier le récit (statues, livres, films) sont venus renforcer cette volonté de contrôler des populations à la technologie moins avancée et aux résistances biologiques plus faibles lors des colonisations occidentales (Jared Diamond, Guns, germs and steel). Il est évident que sans la couche de symboles, l’homme aurait été incapable de soumettre avec violence en esclavage ses semblables du continent africain, ou de torturer par millions les civilisations avancées du continent américain. Un récit explicatif doit être offert à l’assassin, au marchand d’esclave, au curé voulant convertir le païen à coup d’écartèlement, faute de quoi les sociétés s’effondrent : si l’on peut faire subir à nos semblables pareilles atrocités, pourquoi ne pas le faire à mon voisin ? D’où l’utilité, la nécessité mécanique de décrire par toute une série d’artifices (langue, couleur de peau, coutumes différentes) les populations subjuguées comme différentes. Si le symbole ne vient pas à la rescousse, les civilisateurs se transforment en sauvages. Les symboles sont le moteur de la civilisation, c’est pourquoi les archéologues prennet toute forme d’art primitif pour un signe du début de celle-ci.
Symboles pour les dominés et les dominants
Rapidement après la mort de l’Etasunien noir George Floyd, les émeutiers antiracistes ont réclamé la destruction des symboles racistes de la civilisation occidentale. Avec une lucidité puisée dans leur connaissance de leur histoire de colonisés, il leur est devenu insupportable de voir des Churchill et Christophe Colomb trôner comme rappel de la puissance dominatrice. La réaction des dépositaires de cette domination s’est immédiatement fait entendre : ces hommes (car il ne s’agit que de mâles exclusivement, ce n’est pas un hasard) représentent un passé que l’on ne peut gommer, il est inscrit dans la trame de l’histoire. Les plus érudits, les philosophes et les historiens principalement, s’arc-boutent sur l’idéal d’une histoire que l’on devrait sauvegarder pour éviter de la répéter.
Le problème que l’on peut entrevoir à ce conservatisme intellectuel, c’est que l’histoire était immanquablement écrite par les vainqueurs. Comme décris plus haut, il s’agit d’asseoir sa domination à travers le récit, sans lequel toute domination devient impossible. Ce récit profondément raciste parle de races inférieures et supérieures et d’êtres dénués d’âmes, qu’ils soient femmes, noirs, ou indiens. Le racisme systémique est une nécessité émotionnelle dans un monde dominé par les Occidentaux, sans quoi ils n’accepteraient pas par exemple que leurs multinationales commettent à l’étranger ce qui paraîtrait inacceptable chez eux. Ces mêmes activités destructrices des hommes et de la nature seraient fortement réprouvées sous les latitudes occidentales, on n’accepterait que nos pairs, ceux qui partagent notre destinée, soit traitées de pareille manière. Car cela signifierait que nous-mêmes, descendants de Churchill et Colomb, pourrions vivre des mésaventures identiques.
Le féminisme, nouveau récit pour expliquer le monde
Or, depuis les années 1960, un récit concurrent tente de s’imposer. Il s’agit du féminisme, basé sur une égalité universelle et une absence de hiérarchie humaine. Certains de ses symboles sont l’égalité des sexes, bien sûr, mais également l’égalité des ethnies humaines, la protection de l’enfance, le rejet de la discrimination basée sur l’orientation sexuelle, et la nécessité de l’Etat pour réguler les dysfonctionnements inégalitaires au sein d’une société ou des sociétés entre elles. Ce récit est le plus novateur et destructeur jamais inventé par l’humanité, et est à l’origine du refus de la guerre comme moyen légitime de résoudre les conflits. Il n’est pas le seul récit existant, et bien qu’il prenne de l’ampleur chaque année, il n’est pas forcément majoritaire partout. Jusqu’aux émeutes de Minneapolis consécutives à l’assassinat de George Floyd, il ne faisait que s’insinuer lentement mais sûrement depuis cinquante ans dans les interstices de nos sociétés. Avec succès et déconvenues, ce récit pétri de symboles nouveaux déconstruisait des milliers d’années de patriarchie violente.
Les symboles ne sont pas neutres. C’est impossible, ils sont destinés à grouper des individus qui, sans cela, ne coopéraient pas. Ils doivent conter une histoire politique digne de mouvoir et émouvoir de parfaits inconnus dans la même direction. Ce mouvement ne peut être imprimé que s’il renvoie une image de grandeur face à l’adversité. Cette adversité, avant le féminisme, c’était l’extérieur. Avec le féminisme, il s’agit bien plus de l’intérieur, donc de soi-même.
Chez Churchill, l’adversité trouve schématiquement la source de son combat auprès des colonies et des nazis. Pour les descendants des colonisateurs, on préfère mettre en avant sa participation à la guerre contre le nazisme, argumentant que personne n’est parfait et que les temps passés répondaient à d’autres valeurs. La colonisation est un mal d’autrefois, et on ne saurait effacer nos péchés en mettant à bas les symboles des hommes d’une autre époque. Platon et Aristote étaient également adeptes de l’esclavagisme, va-t-on s’excuser des mœurs qui changent ? On ne peut changer le passé, donc autant prendre ce qui est bon chez chaque homme, et instrumentaliser ce qui correspond aux valeurs de notre époque.
La mensonge des symboles, une nécessité narrative
Il y a de l’hypocrisie dans cette démarche, mais pas plus que chez ceux qui refusent de voir le racisme de Gandhi ou la violence des débuts de Mandela. Tout homme est complexe, contradictoire, erre perdu dans les récits qui lui sont offerts avant d’être peut-être lui-même transmuté en symbole à son tour. Notre nécessité de nous appuyer sur des symboles humains nous porte à être partial dans l’appropriation de celui-ci. Nous nous mentons à nous-même pour pouvoir vivre ensemble.
La portée de ce mensonge est réévaluée à l’aune de l’idéologie de chaque époque. Nous sommes dans cette ère si inédite historiquement du féminisme. Elle prétend, pour la première fois depuis Hérodote et Thucydide, que l’histoire, ou plutôt « l’enquête historique » doit prendre en compte aussi bien les vainqueurs que les vaincus. Les Occidentaux en sont désarçonnés, et les anciens colonisés jubilent. Les péchés de Churchill le colon ne sauraient être rachetés par son opposition au nazisme. Dans la balance du jugement, l’homme d’Etat anglais a participé à la construction du système qui opprime les non-occidentaux, et à ce titre il ne saurait être absout quand bien même ses victoires contre l’Axe. Il n’était qu’un autre Hitler en puissance, certes sans aller jusqu’à les appliquer de manière scientifique comme dans la shoah, mais il a contribué à instaurer un monde basé sur la domination occidentale blanche.
Les symboles sont polysémiques, ils ont des sens multiples. Ils ne sont pas neutres, ils ne sauraient intrinsèquement l’être, puisqu’ils sont au coeur de la construction de nos sociétés. Et aujourd’hui, ils sont en cours de réinterprétation avec l’énergie du récit féministe. Les symboles sont le cœur de l’histoire, les jalons autour desquels les historiens brodent leurs propres récits. Hier, les historiens analysaient les hommes comme Churchill pour en déceler sa stratégie de vainqueur et d’homme puissant. Aujourd’hui, les historiens sont sculptés à leur insu par le féminisme (des années soixante ou même des décennies précédentes), et s’intéressent aux vaincus. On étudie aussi bien le journal d’Anne Frank, une juive issue d’une civilisation de perdants, qu’aux Aztèques et aux Incas balayés par les Conquistadors espagnols. On ne se passionne plus pour les perdants dans le but de glorifier le vainqueur – ce qui pouvait acceptable dans un monde pré-féminste-, mais, fait nouveau, dans le but de comprendre nos pertes en termes de diversité humaine en éradiquant les perdants.
Au cours de cette nouvelle historiographie, les héros d’hier chuteront. Certains seront même oubliés. C’est là un processus naturel dans la manière d’écrire l’histoire, de tout temps, au fil des victoires des seigneurs de la guerre, l’histoire a constamment été réécrite. Les Romains ont écrits sur les Grecs et les Carthaginois bien différemment après les avoir conquis. Les Chrétiens, tel Saint Augustin, n’ont eu de cesse de s’étendre sur les péchés romains pour justifier la déchéance de Rome. Des péchés inconnus pourr des Romains polythéistes, mais dont on a anachroniquement changé le récit et les symboles pour mieux asseoir l’autorité papale. L’histoire est au service du pouvoir, on en a toujours extrait le suc symbolique pour justifier le pouvoir en place.
Résistance au changement symbolique du monde
Les changements historiographiques sont donc naturels. La nouveauté du féminisme historiographique réside dans la volonté de donner une voie égale aux vaincus. En ceci réside sa capacité destructice. Les Occidentaux blancs vainqueurs d’hier ne sont plus le centre de l’attention. Le monde non-blanc veut écrire aujourd’hui sur les raisons de la domination occidentale mâle blanche en incluant le récit des communautés dominées d’hier et d’aujourd’hui. Les résistances des Occidentaux blancs sont donc justifiées, en ce sens que leur récit est en cours de perte de pouvoir. Churchill et Colomb vont passer aux poubelles de l’histoire, aux côtés d’Hitler le génocidaire qui, perdant sa guerre infâme, n’a jamais eu droit à ses statues et symboles de pouvoir. Churchill et Colomb ne pourront plus exister comme symboles dans un monde qui passe de l’occidentalisme à l’universalisme, dont le récit de la coopération de tous les homos sapiens nécessite de nouvelles statues.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : ces résistances dans le monde occidental blanc, qu’elles soient émotionnelles lors du changement de nom d’une pâtisserie issue de la période de domination où l’on se permettait tout (« tête de nègre » en Suisse) ou d’une approche intellectuelle souvent sincère (perte de l’histoire et de l’art des dominants), ces deux approches sont racistes. Car le racisme est un narratif puissant, qui nous pousse à nous mouvoir sans même que nous en ayons conscience. Il est de plus entremêlé avec le narratif féministe, de telle manière que nous ne parvenons pas à dénouer l’un de l’autre. Certains intellectuels vont intégrer avec joie une partie du récit féministe et sa domination – l’égalité homme et femme, par exemple – mais vont trouver que l’on va trop loin en voulant remettre en cause les symboles de domination occidentale. Ils semblent plus prompts à accepter l’inégalité raciale que patriarcale.
Mais aujourd’hui, même la narration raciste est en perte de vitesse, mise au défi de se réinventer à travers la violence des antiracistes féministes dans le monde entier – dans une universalité mondiale. Le récit occidental, dans sa version « pure » ou dans sa version légèrement compromise par le féminisme, ne pourra toutefois pas répondre à cette demande de réinvention, car justement son histoire et ses symboles sont en cours de destruction. Ceux-ci doivent être effacés pour construire non plus une histoire locale, mais universelle, une histoire qui correspond à une narration féministe du monde.
Et je me dois de préciser que moi-même je suis raciste, ayant grandi dans un monde raciste, appréhendé le monde avec des outils scientifiques racistes. Pas de faux-fuyants, pas d’excuses bon marché, j’ai participé à cet état de fait. C’est pourquoi je dois moi-même me faire violence pour ne pas sombrer dans le conservatisme de l’homme blanc occidental qui s’offusque de la perte des symboles qu’il a connu durant toute sa vie. J’ai moi aussi internalisé les symboles de l’oppression occidentale, et l’effort pour m’en extraire n’est pas anodin.
Mais soyons honnêtes : voulons-nous pour une fois écouter ceux qui se sentent heurtés par les symboles du récit de domination occidentales ? Ou cherchons-nous à justifier à tout prix le monde dans lequel nous avons grandi, où les blancs n’ont pas eu à faire face au racisme, et ne peuvent même comprendre ce que racisme signifie ? Faisons peut-être nôtres les conclusions féministes, et cherchons notre adversaire intérieur. Car si le racisme est universel, le racisme scientifique est bien l’enfant des vainqueurs occidentaux blancs.