Get a life – Fenêtre sur cour, une critique des real TV avant l’heure
Fenêtre sur cour, ou comment nous braquons les fenêtres de l’âme sur la vie d’autrui. Hitchcock, presque 50 ans avant les émissions de real TV, explore notre goût pour le voyeurisme. Un régal pour les yeux, tant le film s’est bonifié (et ce n’est pas toujours le cas pour les films du maître du suspense) avec les années. Ce n’est pas trahir l’oeuvre que de chercher à voir en elle une critique de notre façon de vivre, de la distance qui s’établissait déjà entre notre ego et l’alter, lorsque les villes avec leurs immeubles commençaient à pousser l’individu à s’isoler de l’autre, à oublier d’entretenir des relations réelles avec un monde réel. La récrimination de la voisine qui, ayant perdu son chat, est la clé de voûte du long métrage : « Des voisins devraient s’entraider, se parler, et non s’ignorer ». Dans fenêtre sur cour, tous s’épient, mais plus personne ne se parle. Or, dans la real TV, que fait-on d’autre que regarder des voisins, à qui on ne parle pas ?
L. B. Jefferies (James Stewart) est un photographe qui rêve d’aventure. Pourtant, à voir le plaisir qu’il prend à observer ses voisins, on se demande si la vie à la dure qu’il décrit à son amie, Lisa Fremont (Grace Kelly), n’est pas une pure invention de son esprit. Il aime regarder à un tel point se nouer des drames dans les appartements qui l’entourent, qu’il embarque tout son entourage dans sa coupable activité : son infirmière, son amie, son ami détective, tous finissent par le suivre dans son « obsession », comme il la dénomme lui-même. Bien que ses amis soient très critiques, voire dédaigneux, ils finissent par succomber à ce travers, avides de nouvelles de la voisine solitaire, de l’artiste mélancolique, du couple au ménage qui bat de l’aile. Jeffries vit à travers les autres, s’oublie, cloué par une jambe dans le plâtre à la maison; il passe ses journées à épier la grande cour jouxtant plusieurs immeubles, et les fenêtres qui l’entourent, vivant par procuration toute une série d’aventures rocambolesques, sans se déplacer. Jusqu’à débusquer, envers et contre tout, que l’un des locataires de l’immeuble d’en face a tué sa femme.
Si bien évidemment, il est hasardeux de faire expliquer à un film de 1954 ce que sera la real TV à la fin des années 1990, on peut s’avancer sans trop de risques que les comportements humains qui allaient y mener existaient bien avant son avènement. Hitchcock prend un malin plaisir, lui-même voyeur invétéré, lui-même amateur d’histoires qui tournent mal, à décortiquer le plaisir malsain que l’on peut prendre à suivre le quotidien de parfaits inconnus. Un plaisir d’autant plus condamnable que, au fond de nous, nous espérons assister à l’extraordinaire, à la violence, au sexe : cette scène truculente où Grace Kelly, pensant qu’il ne s’est rien passé chez le voisin observé, admet de manière désabusée qu’ils auraient souhaités être sur une affaire de meurtre, est d’une justesse dérangeante. Etre déçu que l’homme espionné ne soit pas un assassin… et reconnaître à quel degré on peut confondre fantasme et réalité. Serions-nous tous fous ?
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