UN REGARD SUR
MARU, PRINCESSE DU QUARTIER SANTA FE A BOGOTA
Santa Fé, royaume des plaisirs négociés
Il est 7h30. Des cantonniers municipaux balaient en silence les ordures amassées le long des trottoirs. Les vendeurs de rue installent tranquillement leurs étals de cigarettes et de bonbons en s’échangeant quelques mots. Les devantures des magasins s’ouvrent une à une dans un crissement métallique. On ne sait pas vraiment si le quartier Santa Fé s’éveille ou bien s’il s’éteint lentement après une nouvelle nuit à la dérive. Une nuit de plus à divertir les poignées d’hommes venus se déniaiser au contact des corps négociés, venus tromper la vigilance des épouses trop occupées à maintenir les foyers à flot. Une nouvelle nuit passée à transformer quelques milliers de pesos économisés en fantasmes assouvis, à baiser contre rançon les créatures de paillettes alignées sur les trottoirs de
Quand on parle de prostitution dans ce contexte, il ne faut pas s’imaginer la « prostitution de papa » chez Madame Régine dans les années 50, ni même celle des motels aseptisés sur le bord de
Le travail sexuel est pourtant officiellement considéré comme illégal en Colombie, en raison notamment d’un lobby catholique persistant, mais la zone disposait jusqu’à présent d’une appellation spécifique de « Zona de Tolerencia », permettant aux maisons closes et autres bars de nuit d’avoir pignon sur rue sans être trop inquiétés par la police. Les autorités de Bogota avaient ainsi choisi de tolérer la prostitution dans un seul quartier de la ville plutôt que de légiférer de quelque manière que ce soit sur le sujet. En octobre 2006, cette appellation spécifique de « Zona de Tolerencia », qui finalement ne signifiait pas grand-chose du point de vue légal, a évolué en statut de « Zona de Alto Impacto ». Ce nouveau statut confère un cadre officiel et légal aux activités de prostitution sur la zone. Il a ainsi été signé un accord entre les principaux protagonistes de la zone (travailleurs sexuels, propriétaires d’établissements, services de police, services sociaux, associations de quartier, « usagers »…) assignant des droits et devoirs aux uns et autres afin de règlementer l’activité pour une meilleure protection collective. Ainsi, par exemple, les propriétaires doivent désormais respecter un certain nombre de normes de sécurité et d’hygiène dans leurs établissements, les travailleurs et travailleuses sexuels doivent éviter les attitudes exhibitionnistes pendant la journée, la police s’est engagée à effectuer des rondes à horaires fixes, les associations à mettre en place des activités de formation professionnelle pour les personnes prostituées… En résumé, un bel accord de principe sur le papier. Une réalité autrement difficile à mettre en oeuvre.
Maru ou le destin d’une prostituée ordinaire
Dans le quartier Santa Fé tout le monde la connaît Maru. Tout le monde la reconnaît même. Faut dire qu’avec son visage grossièrement maquillé et son sourire « courant d’air » à effrayer un vol d’étourneaux, on peut difficilement la manquer dans la zone. Faut dire aussi qu’elle le connaît bien ce quartier, son jardin comme elle dit, puisqu’elle y a exercé la prostitution pendant plus de 5 ans.
35 ans, originaire de Medellin, Maria-Eugenia de son vrai nom, monte à la capitale pour y trouver du boulot à la fin des années 90. Séparée de ses compagnons respectifs, elle en a toutefois hérité de 3 filles, restées à Medellin dans l’attente des dividendes du travail de leur mère à Bogota. Eblouie par les sirènes de la ville comme tant d’autres provinciaux venus ici pour se faire une situation, Maru se retrouve pourtant rapidement entre les mains de la pègre locale, particulièrement ancrée dans le quartier Santa Fé. Pression familiale et peur de l’échec la conduisent rapidement à accepter un poste « d’hôtesse » dans un des plus célèbres établissements de nuit du quartier Santa Fé, travail synonyme d’argent facile et plutôt rapidement gagné, de quoi rassurer la famille restée en province. Le travail d’une hôtesse, au-delà du politiquement correct qui consiste à nommer hôtesse toute personne de sexe féminin enfermée dans un espace restreint avec l’obligation d’afficher un sourire à une clientèle insupportable (cf. « hôtesse de caisse », « hôtesse de l’air », « hôtesse d’accueil »…), dans un contexte de bar de nuit, consiste tout simplement à aguicher les bovins venus se détendre en troupeau. Il se résume à leur exhiber innocemment des atouts naturels ou plastifiés, en gros ce à quoi ils auront droit une fois qu’ils se seront acquittés d’une somme rondelette au bar et qu’ils auront payé la note concernant le recours aux services de ladite hôtesse.
Maru va donc rester 5 ans au contact de ce milieu, sans que sa famille ne soit au courant de ses activités, de son rythme décalé et malsain, de l’Aguardiente qu’elle doit s’envoyer tous les soirs pour divertir les clients, des humiliations auxquelles elle est régulièrement contrainte par des hommes de passage trop souvent éméchés. Elle se contente d’envoyer chaque mois une partie des revenus importants qu’elle parvient à amasser et subit en silence.
La tentation du large
2002 représente un véritable tournant pour elle. Enfin c’est ce qu’elle croit entrevoir. Des « amis » de circonstance lui proposent de se faire la malle pour l’Espagne, pour de bon. Tous frais payés qu’ils disent. Pas besoin de galérer pour les démarches et les papiers qu’ils promettent. Elle aura juste à travailler pour eux pendant 3 mois à son arrivée, là où ils lui ont trouvé du boulot, histoire de rembourser les 15 millions de pesos qu’ils auront déboursés pour elle en avance. Fausses lettres d’accueil, faux contrat de travail, des promesses plein la tête, des projets plein les valises. Le rêve européen est en marche.
L’endroit en question où ils lui ont débusqué un travail, comme ils disent, n’est rien moins qu’un des plus grands bordels de Galice. Une boîte de nuit où se pressent tous les week-ends près de 2500 personnes, discrètement « pris en charge » par environ 250 prostituées venues de tous horizons, principalement d’Amérique Latine, dont environ 70% de colombiennes, mais aussi d’Europe de l’Est pour la touche exotique sans doute. La filière est grossière, comme dans la plupart des pays d’Amérique Latine me direz-vous, là où les colombiennes viennent chaque année gonfler les rangs des « filles de joie » payées sèchement. La chair de latino est également particulièrement appréciée de ce côté de l’Atlantique. Maru y découvre la violence et les propositions indécentes de clients persuadés d’être dans leur bon droit, elle y apprend les cadences infernales, près de 40 passes par nuit, pour rembourser sa dette dans les 3 mois impartis. Une pression insupportable de la part des « amis » colombiens établis ici pour contrôler le bout de la filière. Les filles sont logées dans des hébergements collectifs. Pas de bon de sortie, elles doivent rester cachées pendant 3 mois à l’abri des regards, surtout si elles veulent rêver à de nouvelles alternatives une fois les 3 mois écoulés et la quille en poche. Et pas question de s’échapper entre-temps, la filière n’a quand même pas oublié de prendre les contacts de leurs familles restées en Colombie, au cas où. Au bout des 3 mois, Maru s’est bien débrouillée, très bien même, son patron est même fier d’elle, c’est une des premières à avoir remboursé sa dette aussi rapidement. Il faut dire qu’elle plait aux hommes, elle sait s’y prendre en amour paraît-il, de quoi les faire revenir d’une semaine sur l’autre. Alors ils lui donnent son bon de sortie. Mais après avoir goûté à des salaires européens rapidement gagnés, difficile de revenir dans le civil, payée au lance-pierre.
Case prison, case départ
Alors le patron bienveillant lui propose un nouvel « emploi », pour la récompenser qu’il dit, en Allemagne cette fois. Le réseau est bien implanté, il recycle les travailleuses sexuelles d’un pays à l’autre, s’échange des « africaines » contre des « latinos », au gré des envies des clients, de la tendance d’un marché du sexe en plein essor et en pleine diversification sur le Vieux Continent. Maru débarque donc en Allemagne avec 2000 euros en liquide dans sa valise, de quoi entrevoir une certaine stabilité pour l’avenir. Elle reprend le chemin du bordel dès son arrivée à Frankfurt, accompagnée d’une de ses « soeurs », comme elle nomme affectueusement ses compagnes de galère.
L’aventure tourne court. Après seulement 25 jours de service, la police locale débarque dans le bordel où elle exerce. Ils embarquent toutes les personnes en situation irrégulière comme elle, c’est-à -dire à peu près toutes les étrangères établies ici sans papiers valables : filles de l’Est, africaines, latino-américaines. Direction la prison fédérale. Maru va y côtoyer d’autres étrangères pour qui l’aventure s’est terminée brutalement dans des conditions similaires. Jugée en comparution immédiate, elle hérite d’1 mois de prison ferme, et est surtout condamnée à être expulsée manu militari une fois la peine purgée. Elle va donc faire l’expérience de la prison, dans un pays dont elle ignore tout jusqu’à la langue, et qui vient surtout de mettre à terre son Eldorado européen. Viol collectif organisé par ses compagnes de cellule lors de sa première nuit, violence physique et morale des toxicos ou anciennes prostituées, trafic de drogue entre gardiennes et détenues, journées de ménage de 8 heures payées 1 dollar pour s’aérer l’esprit et sortir de la cellule, Maru ressort traumatisée de son passage derrière les barreaux. Au mois de juillet 2003, elle est renvoyée par charter chez elle en Colombie, évidemment sans l’argent qu’elle avait amassé, confisqué par les services de police lors de son arrestation. A son arrivée à l’aéroport de Bogota, elle doit simplement signer une décharge confirmant son expulsion d’Allemagne, qui au passage la prive définitivement de toute obtention future de visa pour l’espace Schengen. Elle repart en taxi vers un improbable avenir. Pour elle pas d’autre issue à entrevoir pour préparer sa réinsertion rapide en Colombie : elle reprend le chemin des bordels du quartier Santa Fé. 5 mois après, c’est donc le retour à la case départ.
«J’étais une pute mais je suis la preuve que l’on n’est pas condamné à l’humiliation »
Elle reprend son travail d’hôtesse là où elle l’avait laissé, dans un bordel voisin du club «
Cette emploi va permettre à Maru d’envisager pour la première fois une véritable alternative à la prostitution, concrète celle là , pas la poudre aux yeux des châteaux en Espagne. Pendant 3 ans, elle va y consacrer toute son énergie, tentant de prouver autour d’elle qu’il est possible de rompre cette dynamique vicieuse et avec les dérives qui l’accompagne. Elle va mobiliser, informer, rassembler, témoigner au quotidien de son expérience pour matérialiser aux yeux des autres frangines, des travestis, des habitants de rue, la possibilité de se reconstruire personnellement. « Moi aussi, j’étais une pute mais je suis la preuve que l’on n’est pas condamné à l’humiliation » comme elle aime à le répéter fièrement à celles qui sont encore de l’autre côté du trottoir. Dans l’association Maru va également connaître l’amour, le vrai, pour la première fois, à 44 ans, après avoir été la demoiselle de déshonneur de tant d’hommes pendant 5 années. Elle va apprendre à construire des projets à deux, se rapprocher de ses filles à grand coup de confessions et de dialogue pour regagner peu à peu ses galons de mère de famille.
Nouveau départ…
Après ces 3 années à écumer les rues du quartier au service des autres, Maru a décidé d’aller reconstruire sa vie de famille au Venezuela, là où ses deux ainées se sont installées avec leurs maris. Elle va y emmener sa fille cadette de 18 ans, pour rattraper les années perdues ensemble, la voir grandir enfin. Là -bas, en famille, ils vont monter un commerce de nourriture colombienne à destination de la diaspora établie en nombre de l’autre côté de la frontière. Un projet qui angoisse déjà Maru mais qui signifie pour elle qu’une page s’est tournée, qu’une nouvelle vie commence, enfin.
Ce 31 janvier 2007, elle quittera Bogota, elle laissera derrière elle cette énergie incroyable, le témoignage d’une femme de caractère qui a réussi à se défaire des griffes du quartier Santa Fé, qui est parvenue à accepter dignement son passé et à le transformer en un exemple à suivre pour les trop nombreuses « soeurs » qui resteront ici. Ce soir là les phares blancs des taxis reprendront leur ballet régulier, déchirant d’un éclair la nuit glauque et pesante. Les anonymes d’une nuit partiront un à un au bras des femmes vagabondes, monnayer en silence leurs plaisirs éphémères.
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‘Achement bien et intéressant. Merci Tonio (et Sablebel).
Aujourd hui,elle est certainement retournée en Colombie,compte tenu de la dégradation de la situation économique et sanitaire au Vénézuela