Hyperdémocratie : comment les nouvelles technologies altèrent définitivement les structures politiques

L’hypermémoire, une nouvelle donnée dans notre histoire

In the age of the leak and the blog, of evidence extraction and link discovery, truths will either out or be outed, later if not sooner. This is something I would bring to the attention of every diplomat, politician and corporate leader: the future, eventually, will find you out. The future, wielding unimaginable tools of transparency, will have its way with you. In the end, you will be seen to have done that which you did.

William Gibson, auteur de Neuromancer

(essai écrit en 2007, révisé en décembre 2010)

La forme matérielle du support mémoriel qu’utilise l’homme pour stocker son passé rend intelligible l’évolution politique de nos sociétés. Les “médias sont si fondamentaux aux sociétés, que lorsque leur structure change, tout est affecté” [1]; une grande partie de la stabilité ou l’instabilité du pouvoir réside ainsi dans les supports mémoriels utilisés, de l’écriture à Internet, en passant par la télévision. Cependant, si jusqu’à cette dernière, les supports avaient la carence principale de ne pas autoriser leur consultation immédiate, et de ne stocker qu’une (petite) partie de nos souvenirs, le réseau Internet a fait passer les sociétés humaines de la supermémoire (une mémoire superposée à la mémoire individuelle, orale et collective, développée principalement aux chapitres 1 et 2) à l’hypermémoire (développée principalement aux chapitres 3, 4 et 5). L’une des thèses avancée dans la présente étude propose de voir l’hyperdémocratie comme une conséquence ontologique des idéaux originels de la démocratie, laquelle repose sur un nouveau socle de légitimité. En effet, en raison des nouveaux moyens de communication, on observe la dissipation de la hiérarchie politique et l’affirmation plus radicale du citoyen comme acteur politique. Mais on observe également que la mémoire est un moteur de la stabilisation, que dans nos hyperdémocraties où tout va plus vite, pour tous, tout le temps – tout s’est hyper-stabilisé. Cette stabilisation est ambivalente, car avant tout externe : à l’interne, les pays redéfinissent leurs limites territoriales, se morcellent, se construisent une mythologie du vivre ensemble, avec pour conséquence une spatialité politique toujours plus restreinte.

La mémoire

La mémoire est un souvenir – réel ou artificiel, précis ou revisité – qui est reproduit sur un support. Le support mémoriel est ainsi un média inscrivant dans la durée les informations qui deviennent librement accessibles. Cette mémoire, dans sons sens classique, est individuelle : elle est inscrite dans le cerveau pour une durée déterminée et accessible à son possesseur. Ainsi, le télégraphe transmet dans un premier temps l’information, mais n’est pas un média de consignation; il est nécessaire de rapporter le message émit sur papier dans une seconde étape. Le télégraphe n’a jamais fait office de support mémoriel. La radio, le téléphone sont dans ce même cas de figure, leur inscription s’effectue en deux temps.

La supermémoire est un souvenir inscrit, durable et accessible comme le précédent, et qui s’y superpose; mais à sa différence, il est accessible par des tiers et sans intermédiaire. L’écriture répond à cette condition. Le phonographe, qui reproduit une information préalablement enregistrée, entre de même dans cette catégorie; cet appareil marque ainsi le début de la supermémoire auditive, comme l’écriture, bien des millénaires auparavant, a marqué celle de la supermémoire manuscrite. Si l’absence d’intermédiaire conditionne la définition de la supermémoire (sous l’angle de l’accessibilité), on note également que la durabilité et le moyen de l’inscrire n’ont plus grand-chose en commun.

Le critère d’accessibilité se décline sous deux volets : l’appropriation et le libre accès. L’appropriation signifie qu’une population est capable de comprendre ce que le support supermémoriel contient. La supermémoire manuscrite ne fera office de support mémoriel que récemment, avec l’accession des masses à l’alphabétisation, qui peuvent s’approprier l’information. Il s’agit d’une contrainte que ne connaît pas (ou dans une version très mitigée) la version auditive du support mémoriel (dès lors que la langue parlée est connue). Les Égyptiens, perdant la connaissance des écritures démotique et hiéroglyphique, vont brûler massivement les rouleaux de papyrus laissés par leurs ancêtres, ne comprenant pas ce qui y était consigné. Ils s’en serviront pour faire du feu, ignorant le sacrilège historique qu’ils commettaient; l’information inscrite ne leur était plus accessible. Il faudra ainsi attendre Champollion pour que les Égyptiens se réapproprient la grandeur de leur passé, le décryptent et respectent les supports mémoriels. La mentalité et la culture du pays, à cause des effets qu’a introduite la redécouverte du support mémoriel, s’en trouvera désormais changée. On peut inscrire durablement autant d’information que l’on veut, si la population ne se l’approprie pas, elle n’aura aucune influence politique sur celle-ci.

L’autre versant de l’accessibilité pour que le support mémoriel joue pleinement son rôle repose sur le libre accès à l’information. Le degré de restriction qui la limite est la censure : la censure n’octroie en effet qu’une mémoire choisie, partielle et partiale, débouchant sur une suspicion populaire. La censure est un obstacle à l’appropriation de la mémoire dans notre quotidien, qui démontre la peur parfois nourrie à l’égard de la population. Contrôler la mémoire, c’est contrôler les citoyens. Mais contrôler l’information ne suffit pas : il faut faire disparaître aussi les supports mémoriels stockant cette information, à l’image de Ramsès II gravant son nom au-dessus des noms de ses prédécesseurs sur un maximum de bâtiments pharaoniques, effaçant ses concurrents de l’histoire. Ce qui explique que le projet de censure d’Internet en Chine, ne pouvant pas procéder à l’effacement du stockage physique de l’information, est irrémédiablement voué à l’échec. Il semble peu téméraire d’affirmer que les Chinois seront informés, à terme, sur les objets cachés par leur gouvernement. Internet, comme il sera développé plus loin, a été conçu dans un but de survie : à moins de réussir à détruire toute l’information stockée sur ce support, ce qui paraît difficile à entreprendre, toute tentative de censure n’aura qu’une efficacité temporaire. De plus, les individus voyagent, écoutent, échangent – impossible de censurer cela. Toutefois, notons l’importance de la culture, barrière beaucoup plus imperméable que ne l’est la censure dans un monde électroniquement mondialisé. Il peut être difficile de s’approprier une information en raison d’un décalage linguistico-culturel (subjectivement, on se refuse à tenir pour vraie la donnée, elle contredit des tabous, va au-delà des limites que détermine une culture), alors que la censure est elle objectivée, car clairement identifiée comme existante et comme ennemie. Un libre accès à l’information ne signifie pas automatiquement une appropriation de celle-ci.

Comme nous le verrons plus loin, parce que l’hypermémoire résulte d’un support mémoriel à la fois totalement durable et accessible (réserves sur le volet appropriatif mises à part), nos démocraties vont connaître des bouleversements, ou plutôt des adaptations irréversibles. Il existe un lien si profond entre nos formes de gouvernement politique et les supports mémoriels à travers l’histoire, que le changement de ces derniers aura (a déjà) pour conséquence une nécessaire réinvention de nos formes politiques.

Lien historique entre démocratie et mémoire

Pour faire court et prenant nombre de raccourcis dans l’histoire politique, la démocratie est un projet franco-anglo-étasunien, poursuivant les expérimentations de la Méditerranée Antique. De Sparte à Athènes, de John Locke à Rousseau, des révolutions armées françaises et étasuniennes à la calme “glorious revolution” anglaise, le projet démocratique a progressivement impliqué de plus en plus la population. Il a promu au fil des époques l’individu du statut de sujet soumis à celui d’actif citoyen.

L’engrenage est relativement simple : pour s’assurer plus de ressources financières ou des appuis plus sûrs contre l’ennemi (bien souvent l’aristocratie), on a garanti des droits politiques plus larges aux élites économiques, qui ont pris timidement part au destin de la nation. L’histoire de la démocratisation est très différente selon les pays, et je ne souhaite pas commettre d’injustice en tentant de regrouper des destinées et des luttes populaires si diverses comme s’il ne s’agissait que d’une seule et même histoire identique. Toutefois, nous pouvons retenir deux concepts universels à l’œuvre dans la progression de la démocratie :

– la citoyenneté est une idée qui s’est graduellement élargie. Le cercle des ayants-droits s’est successivement ouvert : passant d’un droit de vote basé sur le sang à celui sur l’argent (ou vice-versa), puis racial (d’où étaient exclus les nationaux “racialement inférieurs”), puis étendu à la femme, pour se stabiliser temporairement autour de la nationalité. La citoyenneté, soit l’acceptation de qui peut prendre part à la construction du pouvoir national, est un concept à géométrie variable. Bien que différent selon les époques et les pays, il s’enracine toutefois aussi sûrement qu’invariablement. Après une période d’élargissement horizontal, il s’étend verticalement, comme développé plus bas.

– la légitimité, soit l’acceptation par le peuple du pouvoir exercé par les gouvernants, a suivi le même chemin. Au fur et à mesure que les électeurs ont été plus nombreux, que la composition de leurs attentes s’est complexifiée, que les différences entre les uns et les autres se sont affirmées, la légitimité des dirigeants s’est progressivement plus reposée sur une base populaire. Depuis les rois qui ont régné sur un pays comme s’il s’agissait de leur jardin – sans rendre de comptes à personne, l’engrenage démocratique a eu pour conséquence d’engendrer des hommes politiques cherchant à être populaires, dont le discours devait refléter les attentes du peuple. Car pour obtenir l’obéissance des citoyens, des forces armées, du pouvoir judiciaire et le respect des cadres législatifs, les nouveaux dirigeants ont eu à délaisser leurs couronnes pour se lancer dans la course au bulletin de vote. En d’autres termes, si pour diriger un pays, il a toujours été nécessaire d’être légitime auprès de la population, la nouveauté réside dans l’expression par le vote – une expression dont le corolaire pour les leaders est de convaincre pour obtenir le vote du citoyen. Parer son auguste tête des atours de la divine descendance ne suffit plus pour commander le peuple, ce dernier voulant être écouté, compris, et pris en compte.

Le couple citoyenneté-légitimité, un processus inexorable au regard de la mémoire

Légitimité et citoyenneté s’auto-renforcent l’une l’autre dans un circuit sans fin. Les deux sont indissociables, chacune n’étant qu’une face de la même pièce; du côté de la citoyenneté on regarde depuis le bas, et du côté de la légitimité depuis le haut. La légitimité n’a de réalité qu’à travers la citoyenneté, mais la citoyenneté ne prend son sens en retour que lorsqu’elle a un impact sur la légitimité. Et la stabilisation de ces deux concepts (à ne pas confondre avec la pratique de ces concepts) est, aujourd’hui, plus assurée qu’elle ne l’a jamais été.

En effet, la supermémoire (scripturale) a pour conséquence non seulement la consignation du présent, mais aussi du passé (même d’un passé mythique). La renaissance européenne, et la redécouverte des auteurs anciens, a produit une culture politique à la fois nouvelle et à la fois ancrée en Grèce et Rome Antique. Si l’aboutissement de ce processus complexe voit l’émergence de concepts résolument novateurs (les droits de l’homme, par exemple), il s’appuie sur les expériences et théories consignées par les Anciens.

Mais pendant longtemps, l’individu n’a pas pu s’approprier ces notions; il ne pouvait pas se revendiquer citoyen. Il ne savait pas lire les textes théoriques des Anciens et des Modernes; ce sont donc les élites qui, élargissant la base de la légitimité, ont transformé en profondeur les structures politiques, et ont créé une nouvelle assise citoyenne en retour. Les révolutions occidentales sont avant tout des révolutions d’élites, les seules à pouvoir accéder aux supermémoires antiques et nouvelles. On se réfère à Montesquieu lors de la Convention de San Francisco de 1787; à Aristote et aux Anciens lors de la Convention nationale qui suit la Révolution Française. Dans des gestes téléologiques, on revisite les écrits de Rousseau pour justifier la révolte française; des auteurs inconnus par la majorité de la population, mais dont les idées s’avèrent utiles au projet démocratique et assurent à tout jamais la légitimité des démocraties modernes.

Au fil du temps, et à travers le processus d’appropriation de la supermémoire par le peuple, la citoyenneté va devenir un socle inébranlable, s’infiltrant dans les interstices ouverts par la légitimité et déployant ses racines dans la mémoire collective. Le phénomène est particulièrement visible en France, qui balancera longtemps entre empire, royauté et république. Chaque forme représentera, au contraire des apparences, un pas supplémentaire vers la démocratie citoyenne. Car dès la Révolution, les élites politiques cherchent à pérenniser l’acquis révolutionnaire à travers l’école; l’enseignement s’impose rapidement comme un lieu de pouvoir, et quelle que soit la forme politique ultérieure, quelques soient la réécriture de l’histoire, les moyens d’appropriation de la supermémoire seront fournis aux individus : ils deviennent, envers et contre tout, des citoyens. Des citoyens à qui il sera impossible de retirer ce statut : ils peuvent désormais lire, en masse. Une fois les vannes ouvertes, la puissance du concept de citoyenneté est telle qu’elle ne peut plus qu’être, au mieux, canalisée. Mais la source du changement ne se tarira plus.

Pourquoi cette avancée inexorable de la démocratie ? Est-elle un résultat d’une réflexion si parfaite, si calculée, qu’elle serait hors de toute atteinte ou effondrement ? Au regard de l’histoire, tout ce qui a été construit peut se déconstruire. Des aqueducs romains aux tours new-yorkaises, les empires sont fragiles et peuvent s’effondrer. Sauf lorsque la phase d’apprentissage essai-erreur-correction [2] est tellement aboutie, que les enseignements ne s’oublient plus. Sauf lorsqu’il devient impossible d’échapper au souvenir et aux faux-pas du passé. Sauf lorsque la mémoire a atteint un tel niveau d’omniprésence, que la nier n’a pour effet que d’en reconnaître sa présence et de s’empêtrer dans sa toile plus solidement encore.

La stratification ne s’est cependant pas faite en quelques jours; progressivement, et au fil des évolutions techniques, elle s’est accélérée et renforcée.

L’évolution des supports mémoriels

Si les démocraties européennes et nord-américaines d’aujourd’hui sont aussi stables dans leurs relations internationales, c’est grâce à la puissance du souvenir. C’est la mémoire des pères fondateurs d’une nation, célébrée par des tracts élimés par le temps au XIXème siècle, la radio et la télévision plus tard appelant à la commémoration d’une guerre perdue ou gagnée, ou encore les photos et ouvrages de famille. Plus cette supermémoire, antidote contre l’oubli, est devenue omniprésente, plus la citoyenneté et la légitimité politique se sont élargies. La démocratie, forme de pouvoir polymorphe – il existe autant de formes de démocraties que de pays qui l’appliquent – tend à se stabiliser alors que les médias mémoriels se développent.

Précisons néanmoins ici un phénomène ontologique de la supermémoire : elle est capable aussi bien d’attiser la haine que de pacifier les peuples. Elle renforce dans tous les cas l’identité, mais il s’agit de déterminer de quelle identité nous parlons : citoyenne, familiale, professionnelle, etc [3]. La “facette citoyenne” peut aussi bien galvaniser l’individu dans le combat, que le décourager d’entreprendre la moindre action militaire; tout dépend des besoins de la propagande. Mais une fois avantagée une identité pacifique, il devient difficile de revenir en arrière : tel est le pouvoir de la supermémoire couplée au projet démocratique. Le recours à la supermémoire n’est pas neutre.

Le devoir de mémoire a bénéficié à la guerre comme à la paix, mais il n’a prit de sens qu’avec la supermémoire. Le déclenchement de la Première Guerre Mondiale fût – en partie – le fruit de la supermémoire. Une haine entretenue durant 40 ans, après le revers de 1870 infligée par le stratège prusse von Bismarck, a préparé la France à la bataille. Cette rancœur a savamment été entretenue par le nationalisme de type nouveau qui se développe en France (visible avec le ministre de la Guerre Boulanger), un nationalisme qui utilise pleinement les supports supermémoriels : petites revues et pamphlets d’extrême droite fleurissent à l’époque. Au dernier quart du XIXème siècle, s’il est encore trop tôt pour parler de supports supermémoriels de masse (l’accessibilité est en cours de développement), les prémices de ce qui va émerger au premier quart du XXe siècle sont déjà dans l’air. Le nationalisme s’ancre définitivement en Europe avec l’essor de l’accès aux supports mémoriels : l’alphabétisation largement répandue et la facilité d’accès offerte par la mémoire audiovisuelle changent les moyens à disposition. La supermémoire ouvre les portes d’une mobilisation populaire insoupçonnée.

Par la suite les propagandes nazie et alliée profitent d’un niveau d’accessibilité mémoriel bien supérieur. L’Allemagne use et abuse du souvenir de la défaite humiliante face à la France, elle l’instrumentalise aussi loin que possible : les Français sont coupables d’avoir repris lors de la dernière guerre des territoires précédemment gagnés. Hitler, en responsable de la propagande, comprends immédiatement les opportunités offertes par les nouveaux supports mémoriels accessibles : vidéo, audio, livres, tracts, tous sont abondamment utilisés. Avec pour résultat des mobilisations de nations entières, du côté allemand comme du côté allié.

Le phénomène n’est en aucun cas circonscrit à l’Europe, puisque l’émancipation indienne de la tutelle britannique s’explique par la notion de mémoire. La métropole victorienne, qui dirige le gigantesque pays bien qu’en nombre ultra-minoritaire (en 1913, seule 0,05 % de la population en Inde est d’origine britannique), va continûment perdre son image d’invincible dominateur. La Première Guerre Mondiale marque une opportunité pour le nationalisme indien : les combattants du sous-continent sont partis guerroyer dans la lointaine Europe et reviennent conscients de la faillibilité britannique. Les soldats témoigneront de la non-supériorité raciale et intellectuelle de leurs maîtres. La route vers l’indépendance est désormais toute tracée, et Londres ne pourra plus empêcher sa colonie de s’affranchir de sa tutelle. Si cette guerre marque le lent déclin d’une Europe toute puissante, c’est parce que dans son sillage l’information devient accessible rapidement et les témoins consignent, rapportent ce qu’ils ont vu. Face à l’accroissement de la transparence, il devient impossible de garder les empires coloniaux. Sans la mutation des supports mémoriels, cette domination aurait pu continuer longtemps encore.

Mais la supermémoire empêche aussi la guerre. La Guerre Froide a ainsi été soumise à la puissance de la mémoire. Les deux superpuissances ont été bridées par les horreurs de Nagasaki et Hiroshima et n’ont jamais fait usage de l’arme nucléaire. La mémoire, et son cortège d’images des Japonais morts dans d’atroces souffrances, ont alimenté les fantasmes populaires; les citoyens voulaient restreindre l’utilisation de l’arme atomique à la défense seule. Les tristes épisodes japonais ont créé un traumatisme collectif qui s’est incarné sous la forme d’un véritable tabou. Et bien que l’on soit passé à quelques reprises très près de la catastrophe, le souvenir des deux villes nippones anéanties a forcé les chefs d’États à la plus grande modération.

L’Union européenne, paradigme de la stabilisation politique du petit continent, a été rendue possible sur un terrain populaire préparé par la supermémoire audiovisuelle. Si la Deuxième Guerre Mondiale, première guerre internationale filmée avec d’aussi grands moyens cinématographiques, n’avait pas bénéficié de cette technologie, les politiciens auraient-ils pu autant s’avancer dans l’unification du continent ?

De nouveaux supports requièrent une nouvelle approche

Aux côtés des deux types d’identité citoyenne, on constate que deux types de légitimités font écho : une version pacifiste et une version guerrière. Mais l’appel à ces légitimités a priori si opposées n’est pas neutre, et condamnent aujourd’hui le dirigeant à expliquer la raison de l’entrée en guerre. Si, pour justifier l’existence de l’Union européenne, il est aisé de produire des documents mémoriels relatifs à la Seconde Guerre Mondiale, pour justifier une guerre au sein d’un pays démocratique il est nécessaire toutefois d’expliquer en quoi la guerre évitera les dommages visibles de précédentes guerre. Les documents sont là : il est impossible de les ignorer. Et quelque soit le but visé, ils seront instrumentalisés par la promesse qu’on ne reproduira pas les erreurs du passé; face aux images des morts en masse, on garantit des frappes chirurgicales; face aux images de souffrance d’un peuple tiers attaqué, on persuade ses propres citoyens que l’arrivée d’un nouveau leader à l’étranger se fait pour le bien des autochtones.

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Seulement, ces cumuls d’images et témoignages ne sont pas, il n’est pas inutile d’insister, neutres. La pléthore de documentation accessible sur la Seconde Guerre Mondiale a poussé une population européenne portée jusque-là sur la revanche à accepter de changer de système. Nier les conséquences d’une entrée en guerre est facile lorsque sa portée n’est pas immédiatement perceptible; en Europe, passé les années 50, grâce à la mise à disposition du grand public du désastre continental des années 40, il devient impossible d’adopter les mêmes postures rhétoriques d’autrefois. Il s’agit d’une masse de documents filmés, commentés, par écrit ou sur les ondes d’une importance tout à fait exceptionnelle; la réponse sera tout à fait exceptionnelle, et la création de l’Union européenne a bénéficié d’une fenêtre d’opportunité inédite jusque-là, sans laquelle Monnet et Schumann n’auraient jamais pu convaincre la France et l’Allemagne de coopérer.

En d’autres termes, à autant insister sur la mise hors course de la guerre comme instrument de la politique étrangère – conséquence du projet démocratique, l’Europe s’est notablement limitée dans le recours à celle-ci.

Cela mérite une explication plus approfondie. Car l’on a pu déterminer qu’en raison de la construction identitaire (individuelle ou collective) l’outil supermémoriel peut activer aussi bien un côté négatif (le rejet, la haine) comme le côté positif (la coopération); le chemin suivit en direction de l’agglomération des nations européennes aurait pu être tout autre à l’arrivée. En effet, la propagande de guerre nazie n’était pas tournée vers l’union des peuples; de plus, elle utilisait pour son endoctrinement aussi bien l’écrit que l’audiovisuel – les films de Leni Riefenstahl ont esthétisé l’héroïsme allemand et les capacités guerrières du peuple. L’Allemagne a bien perdu la guerre, mais est-ce suffisant pour comprendre pourquoi, inversement à ce qui s’est produit à la suite de la Première Guerre Mondiale, le discours allemand n’est plus belliqueux, revanchard, après la Seconde ?

Plusieurs explications peuvent être apportées : la destruction à plus large échelle du territoire allemand que lors de la Grande Guerre, ravagé par les bombes, privé de dizaines de millions d’individus, n’est certes pas négligeable; mais la dévastation aurait pu tout aussi bien se traduire par la “prise du maquis” de rebelles allemands, phénomène récurant dans l’histoire. On pourrait avancer alors que l’expérience de la démocratie germanique, bien que brève, a pu poser certains jalons sur le long terme; mais elle n’était qu’une anomalie dans la tradition politique allemande, éphémère, et n’avait pas eu (c’est le moins qu’on puisse dire) des résultats à la hauteur des aspirations de Wilson.

Une réponse qui semble plus convaincante est à chercher autour de la propagande audiovisuelle diffusée par les Alliés. Car l’arrivée de ce nouveau support supermémoriel réorganise le couple de légitimité et citoyenneté : il rend plus poreuses les frontières nationales, il modifie la notion d’accessibilité (appropriation et libre accès). Plus besoin de voyager pour voir l’étranger; plus besoin de savoir lire pour être influencé en masse par des leaders politiques – locaux ou étrangers. C’est toute une nouvelle notion paradigmatique qui s’amorce, qui s’invente, et qui… s’instrumentalise.

Ainsi, une action impossible à réaliser à la fin de la Première Guerre Mondiale le sera à la fin de la Seconde : persuader le peuple germanique que la démocratie est la seule forme de gouvernement possible. Étatsuniens, Britanniques et Français imageront la défaite allemande (penser au dévastateur procès de Nürnberg), glorifieront leur propre régime politique, esthétisant une forme idéale d’Etat, que toute population moderne devrait ambitionner.

Pris sous cet angle, l’arrivée de l’audiovisuel explique la stratification politique allemande en direction de la démocratie depuis la Seconde Guerre Mondiale; les nouveaux supports mémoriels engendrent une nouvelle gestion de la politique, avec pour conséquence majeure de pouvoir inscrire, durablement, une esthétique politique à une masse qui se transforme en population citoyenne. Des citoyens qui, en retour, demanderont plus de comptes, plus de justifications, et n’hésiteront pas à faire usage du passé dans la politique nationale.

L’hypermémoire, fille d’Internet et du stockage numérique

La supermémoire, après avoir connu l’apport substantiel de l’audiovisuel, va connaître un bouleversement radical avec l’arrivée de l’ère numérique. La conjonction de deux nouvelles technologies, l’inscription numérique de la mémoire et Internet, va offrir un cortège de nouvelles possibilités qui ont fait entrer l’humanité dans un nouveau monde : celui de l’hypermémoire. Internet et le stockage numérique, les changements provoqués en termes d’accessibilité à la mémoire, représentent une révolution psychologique et politique dont nous ne voyons encore qu’à peine la face émergée de l’iceberg:

Développé dans les années 60 dans le but de survivre à une attaque atomique, Internet a pour genèse les bureaux militaires de la superpuissance nord-américaine. L’email sera l’une des premières opportunités offerte par ce nouveau média dès les années 70, auquel vient s’ajouter usenet [4] dès 1979; mais c’est en 1991 que Tim Berners-Lee, chercheur au Centre Européen de Recherche Nucléaire (CERN) offre au monde un nouveau support mémoriel qui va radicalement changer la mémoire et la démocratie : le World Wide Web (appelé plus simplement le web), une nouvelle utilisation du protocole de communication Internet. Des pages qui peuvent être librement consultées, librement écrites, accessibles depuis n’importe où dans le monde.

Avec des restrictions d’importance lors des débuts de ce média, sur le plan de l’accessibilité : il était impossible pour les particuliers d’accéder rapidement à l’information (en raison du débit de la connexion), et il était difficile en raison des connaissances techniques requises de réaliser ses pages d’information – libre accès et appropriation n’étaient pas au rendez-vous. Pour ces deux raisons, le web sera limité à une utilisation universitaire jusqu’à la fin des années 1990, et n’aura pas une influence remarquable sur les politiques. Mais l’augmentation des débits (avec l’apparition de l’ADSL) et la facilité de plus en plus poussée avec laquelle il devient possible de réaliser une page web et l’héberger (apparition des blogs gratuits) vont nous faire entrer de plein pied dans l’ère de la fusion des médias (papier, radio, télévision) et de leur durabilité maximale. Puisque l’information est librement accessible, enregistrable (inscriptible) à l’infini, plus rien ne sera désormais oublié. Rien ne peut plus (ou presque) être jeté dans les poubelles de l’histoire.

Toutefois, Internet n’est qu’un outil pour aller plus vite, plus largement et sans intermédiaire vers l’information; Internet rend plus accessible l’information. Mais sans la pérennisation de cette dernière, Internet n’aurait aucune influence. Or, parallèlement à la massification d’Internet, plusieurs nouvelles technologies modifiant le support mémoriel se conjuguent : celles qui autorisent la numérisation des médias et leur stockage – bien antérieures à l’arrivée d’Internet, et dont la capacité ne cesse d’augmenter depuis – et qui inscrivent définitivement la mémoire. Cela a eu pour effet de fond de transformer la supermémoire d’hier en hypermémoire : livres et films, l’époque où la perte des bobines d’un film de Fritz Lang ou la disparition d’un manuscrit grec unique provoquaient la consternation devant l’irréparable est définitivement révolue. Consignés en une suite de zéros et de uns, la philosophie de Platon ou les photos d’antiques ruines toltèques ne disparaîtrons plus. Les vidéos des discours d’Adolf Hitler feront à tout jamais partie du patrimoine, quels que soient les désastres naturels ou humains. Le travail des copistes du Moyen Âge (et de leurs avatars plus tardifs comme l’imprimerie) a réellement pris fin avec l’arrivée du numérique.

L’hypermémoire n’a en aucun cas mis fin à la supermémoire. Elle l’a prise dans sa toile, globalisée, démocratisée – et immortalisée. Elle a fusionné les médias d’hier, permettant la combination de modes d’expression diversifiés : la radio continue à être très utilisée en Afrique, en Amérique du Sud, les programmes vidéos, la littérature se sont répandus comme jamais auparavant. Mais on écoute aussi la radio sur Internet. On y regarde énormément de vidéos. Supermémoire et hypermémoire se côtoient sans que personne n’y voie une nouveauté.

C’est donc la conjugaison d’Internet avec le stockage numérique presque sans limites qui débouche sur l’hypermémoire. Et l’hypermémoire elle-même diversifie la supermémoire et lui assure une longévité éternelle. Alors que précédemment une radio- ou télédiffusion avaient toutes les chances de disparaître dans l’oubli (bobines d’enregistrement abîmées, choix dans le stockage des émissions pour des raisons de coûts), le numérique permet potentiellement de garder l’intégralité des diffusions. Toutes les télévisions offrent leurs émissions au téléchargement (gratuit ou payant). Idem pour l’écrit : tous les grands journaux livrent leurs archives sur Internet. Pour une copie qui existe chez l’émetteur, combien de répliques, rigoureusement identiques, chez les clients ?

L’hypermémoire et l’hyperdémocratie

L’influence de la supermémoire sur la façon de gouverner est si déterminante que tout Etat essaie de contrôler sa mémoire. Il peut la brider, en appliquant une censure rigoureuse. Il peut aussi la modifier, en appliquant une propagande décidée. Inventer des motifs de guerre, faire taire les opposants, tous les régimes de l’histoire ont cherché à se défendre, à protéger leur position – et à intervenir dans l’espace mémoriel. Si la supermémoire est une donnée aussi importante pour la stabilité d’un régime, qu’en est-il de l’hypermémoire ?

Les changements relatifs à l’hypermémoire sont de deux ordres : matériels et psychologiques. Leur influence se fait sentir aux deux échelons précédemment décrits : le citoyen et le dirigeant légitimement au pouvoir.

Le citoyen narcisse

Après avoir abordé les possibilités intrinsèques qu’offrent les supports hypermémoriels, il est nécessaire de s’arrêter un instant sur la relation psychologique que l’individu entretient avec eux. Car la proximité des hypermédias est une nouveauté fondamentale dans la psychologie du citoyen.

L’individu se promène aujourd’hui avec sa mémoire dans la poche : ses musiques préférées, les documents écrits à ses amis, des photos de sa journée, tout tient dans un téléphone portable ou dans une clé USB. On transporte sur soi sa vie numérique, composée d’éléments intimes, stockée sur un appendice externe à sa propre mémoire : une réalité qui, avec la fusion continue des supports électroniques (téléphone-ordinateur-vidéo-photo-baladeur-etc.), ne va aller qu’en s’accentuant. En quelques secondes, on partage ses vacances, ses amis, ses moments personnels. Jamais la mémoire n’avait été aussi durable, accessible et surtout aussi proche de l’individu. Au niveau physique tout d’abord, puisqu’on ne s’est jamais déplacé avec autant de souvenirs sur soi; mais aussi au niveau psychologique, puisqu’on ose réaliser beaucoup plus de souvenirs – prendre des photos – de soi. La popularisation des appareils photos est ainsi allée de pair avec un phénomène beaucoup moins flagrant : la disparition de formes de pudeur. La fin des limitations de stockage – pour les besoins de l’utilisateur lambda – permet de ne pas rechercher uniquement le grandiose ou l’exceptionnel, et de laisser place au très personnel. Parce que l’archivage ne coûte plus rien du tout, on stocke tout – quitte à ce que ce ne soit rien.

Les nouveaux supports de mémoire personnalisent ainsi l’information. Ils sont l’annonce d’une société plus individualiste qu’elle ne l’a jamais été, puisque les citoyens peuvent se regarder constamment dans un miroir. Un reflet de ce qu’a été leur vie, de quels ont été leurs choix, tout tiendra sur un support mémoriel. On devrait assister ainsi à une filiation très forte du souvenir, les enfants découvrant les e-mails qu’envoyaient leur père à leur mère.

Les effets de ce processus de “narcissisation” sont évidemment palpables bien avant l’ère du numérique. La tendance est depuis deux à trois décennies à la proximité, à montrer des “tranches de vie” bien plus qu’à relater les évènements internationaux. C’était déjà un contrecoup de la supermémoire, notamment en matière télévisée. Mais depuis l’hypermémoire, ce qui pouvait être perçu comme un épiphénomène s’est transformé en mouvement de fond. Les journaux écrits et audiovisuels se rapprochent du citoyen, le montrent tel qu’il est, proposent des histoires auxquelles il peut s’identifier, dans lesquelles il aperçoit son propre reflet, même pâle. L’individu au mieux intervient, au pire se reconnaît dans ces contes modernes – dans tous les cas, son ego est sollicité. A défaut de suivre les nouveaux codes, les médias ne satisfont plus le citoyen. L’arrivée des journaux gratuits, qui présentent l’avis du citoyen lambda, à qui l’on demande sa position sur des sujets complexes autrefois réservés aux élites, en est une illustration patente. La télévision avec le raz-de-marée de la TV réalité, en est une autre. Cette logique, induite par une société qui se regarde parce que les nouveaux types de mémoires le lui permettent, atteint son sommet avec les hypermédias : l’individu intervient sur le web, partage un avis accepté et considéré comme respectable, quelque soit le sujet ou le lieu. Parce que l’idéal du projet démocratique exige de donner la parole à tous, Internet remplit une fonction insoupçonnable à sa création : donner la parole à tous, signifiant que tout avis compte. On parle de politique comme au café du commerce; à la différence considérable que ces écrits des hypercitoyens resteront à disposition de tous. Il y a donc deux conséquences à relever : si tout le monde peut s’exprimer, tous internaute peut prendre connaissance d’avis auparavant inaudible et le consulter bien des années plus tard. Tout acte de censure est tenu pour un crime par l’hypercitoyen : c’est une atteinte personnelle à sa propre information.

Si cette individualisation des médias va sans doute aucun poursuivre sa radicalisation, l’individualisation de la politique suit le même chemin. Toutefois, rejetons d’emblée ce que l’on pourrait tenir pour un synonyme : une individualisation de la politique ne signifie pas une personnalisation de la politique. Si la personnalisation traduit une plus grande disponibilité de l’homme politique aux attentes de ses concitoyens, l’individualisation est provoquée par un sentiment d’identification aux hommes politiques.

La personnalisation a toujours été une donnée connue : les rois étaient sur le devant de la scène, dans les démocraties seuls quelques élus occupent les médias, et les États qui sont ou qui ont été communistes ont implanté un culte de la personnalité très affirmé. Mais la personnalisation prend une tournure de plus en plus triviale, où vie privée et frasques familiales des hommes politiques sont exposées à la vue des foules, comme s’il s’agissait d’un objet politique. Il est récent que les politiques se plient à ces attentes populaires de manière si prononcée; l’image de John-John Kennedy enfant, au garde-à-vous devant le cercueil de son père, est dans toutes les mémoires; les années 60 ont vu l’entrée massive par la petite lucarne du fait individuel dans tous les foyers occidentaux. La télévision annonçait déjà la part plus grande que l’individu allait prendre dans les décisions politiques. La personnalisation de la politique est une réalité ancienne, alors que l’individualisation est un phénomène nouveau. La personnalisation de la politique sous sa forme plus accentuée n’est qu’une conséquence directe de l’individualisation de la politique. Cette individualisation a remodelé la personnalisation, la poussant plus loin encore.

Le phénomène d’individualisation est observable avec les troubles sociaux des années 60, conséquence de la superdémocratisation offerte par de nouveaux supports mémoriels; l’individualisation subséquente de la politique est consubstantielle à ces supports. Le citoyen, qu’il soit jeune, noir ou femme, veut être écouté. Pourquoi ? Parce qu’il se voit à la télévision, il voit des révoltes qui le concernent lui, en tant qu’individu, et que des droits peuvent être légitimement invoqués par le seul fait d’exister : il est citoyen, récipiendaire de droits universels. L’information télévisée de masse est née, et la nature des attentes des citoyens en sera bouleversée. Parmi les grands pays fondateurs de la démocratie moderne, notamment les États-Unis et la France, on y constate les plus fortes demandes de droits individuels, et ce pour toutes les couches de la population. L’individu se regarde et se découvre le pouvoir de citoyen, partie prenante de la construction de l’État : la supermémoire lui offre une réflexion inédite. Il se dissèque, s’observe, s’analyse : il est l’État. L’État doit alors de plus en plus prêter l’oreille à ses citoyens, qui sont progressivement (ou brutalement) plus impliqués dans les décisions étatiques. Et quelle que soit la perméabilité réelle des gouvernants aux revendications des citoyens, ces premiers doivent donner l’impression – une nouveauté – qu’ils écoutent leur population : cette perméabilité doit au moins être suggérée. Le citoyen, s’il pense que l’État ne suit pas les règles, s’estime légitime à faire œuvre de résistance.

L’acquisition de la citoyenneté est assurément un processus complexe, dont la forme se soumet difficilement à la comparaison historique ou internationale. Néanmoins, le fond lui, est invariable : d’un pays à l’autre, c’est l’octroi graduel de droits politiques qui appelle à son tour de nouveaux droits. Lentement, mais sûrement, au fil des mutations supermémorielles, le citoyen-spectateur s’est reconnu en citoyen-acteur.

Jusqu’à l’imposante rupture : l’arrivée de l’hypermémoire. Le citoyen peut, depuis, s’informer sur n’importe quel sujet [5]; la barrière au libre accès de l’information est définitivement tombée. Le citoyen peut même, de son propre fait, être producteur d’information. Ce qui ne veut pas forcément dire que le citoyen d’une hyperdémocratie connaît de manière précise le fonctionnement de la politique de son Etat, les rouages et les subtilités de sa diplomatie internationale (problème de l’appropriation de l’information). En revanche, ce qui a été radicalement modifié, c’est bien la nature des attentes de l’homo hyperdemocraticus : il devient délicat d’éviter la consultation populaire ou de refuser de suivre les attentes des citoyens. Puisque la démocratie, c’est la participation du peuple, critiquer la pertinence de consulter celui-ci pour conduire l’État devient de plus en plus délicat. La représentation politique, pierre angulaire de nos récentes démocraties, va irrémédiablement décliner. Et il importe de préciser qu’il ne s’agit pas d’un déplacement ou une modification de valeurs; c’est plutôt l’aboutissement d’un processus démarré en Angleterre, poursuivit aux USA et en France. C’est une logique de légitimation de l’action politique, où les changements technologiques successifs permettent à l’esprit de ces valeurs de se concrétiser plus en avant. C’est une concrétisation de la théorie.

L’hypermémoire a enfanté l’hyperdémocratie, et non l’inverse. C’est la jonction de la théorie démocratique avec le support hypermémoriel qui a débouché sur l’hyperdémocratie. Le citoyen, parce qu’il a accès aux archives de l’histoire, parce que la légitimité de son action politique (quelqu’en soit sa forme) n’est plus critiquable, pense en savoir suffisamment pour que son opinion compte lors des décisions politiques. Cette logique de l’implication plus profonde du citoyen dans les affaires de l’État aura-t-elle une fin ?

L’hyperdémocratie légitimée

L’implication dans le processus décisionnel n’a pourtant rien d’évident, dans l’histoire politique. La démocratie moderne est parcourue de soubresauts depuis son implantation en Occident avec une conception de la légitimité qui ne cesse de s’élargir. Les Grecs anciens, pères de la démocratie à plus d’un titre, avaient une vision de celle-ci pourtant très différente de nos expérimentations contemporaines. Il est vrai que la mémoire de l’Antiquité n’a que peu de ressemblance avec la nôtre. Et pourtant, que d’interrogations modernes chez les penseurs antiques.

Pour se limiter à Aristote, de loin l’Ancien le plus intéressant pour cette thèse, le rejet de la participation payante à la politique (le cens d’électoralisme et le cens d’éligibilité) était acquise. Malgré cela, il percevait la démocratie comme une république dégénérée. La raison de cette affection pouvait trouver source, selon lui, dans l’excès du principe participatif, où tous les citoyens pouvaient être élus, et où tous les élus étaient indemnisés pour leur charge. Dans une démocratie, les hommes instruits ont tendance à s’abstenir (ils savent que leur voix sera noyée dans un magma de voix), les lois perdent progressivement leur force, le gouvernement manque de vision à long terme car il est soumis à l’actualité seule; dans un tel système, seuls les pires démagogues se maintiennent au pouvoir. L’impossibilité de construire durablement provoque le déclin de toute la société.

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Généralement, jusqu’à la Renaissance il n’est point d’auteur influent qui reconnaisse au peuple le droit de prendre part à la destinée du pays. Les Romains reprennent en surface les idées grecques, mais c’est un sénat ou un empereur qui détient le pouvoir réel; la période médiévale quant à elle consacrera deux types d’aristocraties, la royauté et la papauté. La césure intellectuelle définitive, bien qu’aux racines remontant à la Renaissance, se réalise aux Lumières avec Rousseau; la “volonté générale”, dont se réclameront les républicains français (après la Révolution), c’est la “participation de tous à toutes les décisions”. Il n’est pas question de déléguer son droit de participation, bien que l’exécution des décisions puisse l’être. Sur de nombreux points, ce type d’organisation rappelle les dérives que craignait Aristote.

D’illusoire au XVIIIème siècle, l’utopie de Rousseau qui requiert que l’intégralité de la population puisse s’exprimer, est techniquement réalisable aujourd’hui. Grâce au vote électronique, qui n’en est qu’à un stade pionnier expérimental, il est tout à fait raisonnable d’envisager un jour où, si la tendance à l’hyperdémocratisation se poursuit – et l’on voit mal ce qui pourrait lui faire obstacle -, les électeurs pourraient être appelés à se prononcer plusieurs fois par semaine sur des questions politiques – intérieures comme extérieures.

Comment en serait-il autrement, dans un environnement dont l’expression démocratique, en plus d’être un principe incontournable, est techniquement réalisable ? Comment justifier que ne prennent pas part aux décisions de la nation les citoyens qui peuvent désormais librement s’informer, qui ont accès à une éducation dont l’objectif est justement de leur laisser prendre en main leur destin ? Il est inconcevable, qu’à terme, on puisse dévier des principes sur lesquels repose tout notre édifice démocratique. La légitimité s’est élargie, tirant sa force du droit à la participation politique des citoyens.

Pondérons toutefois l’idée d’un peuple entier participant à la destinée de la nation, uniquement parce qu’il y a droit; la Suisse, démocratie semi-directe, est un pays où les citoyens s’expriment régulièrement, avec une participation aux votations qui reste médiocre [6]. Retenons ici que si le besoin de légitimité s’accroît ainsi que le nombre de votations conséquentes, il ne serait pas contradictoire de voir le nombre de citoyens participant au jeu démocratique se réduire. Vouloir avoir accès à la participation ne signifie pas utiliser la participation lorsqu’elle est offerte. L’inverse n’est pas réciproque : ôter la possibilité de participer signifie immanquablement s’opposer aux volontés réunies des citoyens – avec le risque de troubles civils résultant d’un déni démocratique.

Autre nuance à apporter à l’élargissement de la légitimité, dont le processus n’est pas univoque : l’effet pervers qu’Alexis de Tocqueville dénommait la “tyrannie de la majorité”, et qui risque d’aller en s’accentuant pour des minorités dont le choix a été rejeté. En effet, si le droit à la participation se stratifie, porté par le principe que chaque avis compte de la même manière, le citoyen qui vote l’opposé de la majorité verra sa frustration croître. En Suisse, il est ainsi éloquent de voir de nombreuses associations ou individus actifs dans le domaine des droits de l’homme (et de l’accès aux libertés civiles et politiques) remettre la question de la légitimité populaire sur le métier à chaque votation populaire contraire à leurs buts. Des organisations minorées par une votation, frustrées par une “majorité-tyran”, sont poussées dans leurs retranchements et se trouvent en porte-à-faux avec leurs valeurs historiquement défendues. L’insatisfaction provoquée par la “tyrannie de la majorité” est une limite, aussi étrange qu’elle puisse paraître, à l’élargissement de la légitimité.

Redéfinition de l’espace géopolitique légitime

Lorsque cette limite atteint son point de friction maximum, il lui arrive de casser. Car l’élargissement n’est plus à comprendre au sens horizontal (la quantité de participants), mais vertical (la qualité des participants). Ainsi, le nombre d’États n’a cessé d’augmenter au cours du XXème siècle : d’une cinquantaine d’États, nous atteignons en ce début de XXIème siècle le chiffre de presque 200 États reconnus par la communauté internationale. La spatialité de l’espace démocratique (et donc, la légitimité) se compresse : pourquoi ? La libre auto-détermination des peuples est l’explication la plus souvent avancée par les politologues. Mais cette réponse a le défaut de ne pas expliquer comment les peuples décident de se retrouver entre ethnies, religions, langues communes, etc. La libre-autodétermination des peuples est un concept idéal; par quel truchement les peuples se l’approprient-ils, et lui assurent un tel succès ?

Une piste féconde réside dans l’enracinement de la citoyenneté. La citoyenneté, en raison de son individualisation, s’appuie bien naturellement sur la prolixe mémoire à disposition. Plus cette mémoire se stratifie (plus les documents “historiques” sont nombreux), plus la citoyenneté remet en cause la légitimité : l’homme politique légitime, c’est celui qui nous ressemble, ou plutôt qui s’ancre dans notre histoire, notre mémoire. Plus une partie de la population se différencie d’une autre, moins il existe d’hommes politiques pouvant la représenter. Avec un poids de l’histoire sans cesse accentué (le passé devient toujours plus accessible, plus commenté), l’avis d’une majorité linguistique, territoriale, culturelle différente de soi devient pesant, voire insupportable pour une minorité qui n’a pas le poids critique pour faire accepter ses propres choix. Jusqu’à parfois provoquer une cassure.

Le démantèlement à l’œuvre dans les anciennes républiques soviétiques [7] et en ex-Yougoslavie depuis les années 1990 procède d’un seul et même besoin : faire entendre la voix du peuple légitime, dont le nombre de membres se réduit au fil des années. La dislocation de l’ex-Yougoslavie s’est transformée ainsi en séparations de la Slovénie, la Macédoine, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro – et le Kosovo. Quelle logique y a-t-il dans la création de ces mini-Etats, dont la viabilité soulève des interrogations ? Ils n’ont jamais, au cours de leur histoire, été indépendants; tout au plus le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes sanctionnait-il dans son appellation les communautés ethniques le composant. Mais le souvenir, fruit d’une construction nationaliste, de l’insupportable tyrannie de la majorité, exercée en termes politiques légaux (votations injustes pour le groupe minoritaire) ou militaires (massacres, dominations basées sur la force brute) a fait son chemin au sein des minorités. Le mini-Etat potentiel, ne tenant plus ses hommes politiques pour légitimes, choisit de se doter d’une nouvelle délimitation territoriale, plus représentative de ses aspirations nationales. Telle est l’histoire des Etats depuis la fin de la Guerre Froide; si l’opposition entre superpuissances a gelé temporairement la balkanisation des Etats, elle s’observe aussi bien avant (Autriche-Hongrie, Inde-Pakistan-Bangladesh) qu’après (ex-Yougoslavie, ex-URSS, Belgique, Espagne). C’est évidemment avec beaucoup de raccourcis que sont présentées ces redéfinitions de l’espace géopolitique; mais on constate néanmoins que partout, lorsque le principe démocratique joue un plus grand son rôle (changement de contexte politique, de gouvernement, d’alliances internationales), il provoque des sécessions territoriales.

Le morcellement géopolitique est une invention européenne, que le continent a imposée au monde entier; les distinctions ethniques, avec une catégorisation des différences, aussi. Mais sans support mémoriel, il aurait été impossible d’aller aussi loin, aussi vite. Les turbulences de la superdémocratie, se muant en hyperdémocratie, où tout le monde participe tout le temps, et où la “tyrannie de la majorité” se fait de plus en plus illégitime, va indubitablement déboucher sur de nouveaux fractionnements sémantiques (sur le plan collectif) et par conséquent territoriaux. La réduction de l’espace géographique légitime est nourrie par l’autodétermination des peuples; couplée à l’individualisation de la politique et à l’hypermémoire en général, les débats n’en seront que plus vifs.

On pourrait voir une contradiction avec la thèse sur la stabilisation internationale, avec pour idéal-type le cas de l’Union européenne. Or, si l’Union européenne est une construction faite “par le haut”, où les chefs politiques ont amalgamé des besoins communs aux pays membres, cet édifice politique a pour effet d’offrir une légitimité aux régions européennes ignorées jusque-là. L’Union européenne est un cadre politique dans lequel les régions, des micro-nations, revendiquent une autonomie absente dans l’Europe des empires. L’hyper-stabilité s’obtient au détriment de la longueur des frontières; nos hyperdémocraties sont des nations plus petites, dont les frontières sont discutées, mais dont les discussions seront – à terme – indiscutablement pacifiées. La construction d’une identité pacifique européenne, soutenue par la supermémoire – et maintenant l’hypermémoire – a banni la lutte armée pour l’indépendance.

L’avenir de l’hyperdémocratie

L’hyperdémocratie est une organisation politique où les dirigeants sont désacralisés. L’expertise en politique est taxée de “technocratie” et, à la suite du “désenchantement du monde” (Max Weber), on assiste à un désenchantement du monde politique. Les hommes politiques sont légitimés par leur appartenance historique à la communauté, par leur élection : mais ils ne sont plus détenteurs d’une qualité supérieure qui les séparerait du peuple. Plus de sublime, plus de transcendance : ce qui compte dorénavant, c’est la capacité d’individualisation de la politique. L’hyperdémocratie sanctionne la volonté de participation accrue du peuple de s’exprimer par le biais des nouveaux médias. Il devient difficile de refuser l’avis populaire sous prétexte d’un argument d’autorité, puisque les citoyens sont mieux outillés intellectuellement et composent le socle de la légitimité de l’État.

Ce phénomène est exemplifié par le fonctionnement d’Internet, où l’on assiste à l’éclatement des hiérarchies économique et socio-politique [8]. N’exagérons néanmoins pas ce phénomène, car les hiérarchies se recréent toujours (la capacité à manipuler la langue reste d’ailleurs très importante dans l’hyper-communication). Mais pouvoir intervenir avec des individus de classe socio-professionnelle sans les barrières d’autrefois [9] diminue le caractère sacré que les fonctions politiques pouvaient revêtir. Les dirigeants ne sont plus hors de portée; dès lors, pourquoi le citoyen devrait-il se plier aux injonctions, croire que les décisions d’une personne qui lui ressemble tant, un simple pair, sont meilleures ? La destruction des hiérarchies (et par conséquent, de la légitimité des décisions) jusque-là admises est en marche.

L’hyperdémocratie ne joue pas, comme on pourrait s’y attendre, un plein rôle de fonction tribunitienne [10]. Dans sa conception classique, cette théorie pourrait être utilisée pour arguer que puisque le nombre d’individus pouvant s’exprimer est plus conséquent (grâce aux hypermédias), une grande quantité de frustration sociétale est évacuée, et les décisions politiques légitimées malgré l’opposition populaire. Cette dernière a pu s’exprimer; en conséquence de quoi elle accepte son échec. On pourrait ainsi soutenir que cet effet cathartique est un contrepoids à l’anarchie entre le citoyen et le chef politique. Dans les faits, ce n’est pas le cas : la légitimité des décideurs politiques s’est rigidifiée et verticalisée, elle est en prise directe avec les citoyens. Ceux-ci exigent d’être écoutés, car leur participation est devenu visible, consultable. Une manifestation ne se passe plus seulement dans la rue : elle est reprise à la télévision, sur Internet, des commentaires fleurissent sur des blogs. Ce qui a pour résultat de limiter l’horizontalité de la légitimité, aussi bien dans l’espace que dans le temps : la durée de vie d’un mandat politique va connaître des adaptations certaines.

Parce que la hiérarchie se dissipe, le citoyen participe plus; parce qu’il participe plus, il prétend à une plus grande prise en compte de son opinion. Si on ne l’écoute pas, il va adapter son vote en conséquence; les hommes politiques, conscients de ce phénomène, doivent concrétiser plus que jamais leurs promesses. L’hyperdémocratie est tueuse de la fonction tribunitienne, ce qui explique la visibilité accentuée des petits partis politiques ou des citoyens contestataires [11].

Dans l’univers de l’hypermémoire, l’hyperdémocratie est hyperréactive, et hypertransparante : les échanges d’informations se font plus rapidement, ce qui signifie que le temps passé à l’analyse et la digestion des informations est moindre. Cette accélération était déjà une conséquence de la supermémoire, en particulier de la télévision : les appels au calme ou à la rébellion pouvaient déjà se faire en masse. Néanmoins, cela reste sans commune mesure avec les possibilités techniques de l’hypermémoire. De vraies ou fausses informations circulent plus vite que jamais, et les travers de la rumeur télévisuelle sont encore exacerbés. Contrairement à la télévision, qui demande des moyens d’émission et de réalisation, dans une hyperdémocratie tout le monde peut être producteur d’information : l’hyperdémocratie est, de par sa nature, moins contrôlable par les pouvoirs publics. La revendication de plus de transparence, quelqu’en soit le coût politique [12] , sont monnaie courante. Tout citoyen estime avoir le droit de révéler des informations classifiées; les implications sur les relations internationales sont encore difficiles à prévoir, hormis une complexification des échanges diplomatiques.

Corollaire de la durabilité de l’hypermémoire, l’oubli – donc le pardon – va se réduire. Commettre une erreur, c’est se la voir reprocher sont existence entière. Cela annonce des sociétés plus dures, où l’oubli ne jouera plus son rôle cathartique sur les tensions sociales; les vagues cesseront d’effacer le sable remué. Des dossiers peuvent être montés sur les élus, sur les voisins, en raison de la facilité à communiquer les informations. Ces informations sont disponibles en plus grand nombre, pour plus longtemps que jamais dans l’histoire de l’humanité.

L’oubli, qui atténue les rancunes, qui met à distance les querelles, risque de ne plus être facteur de pardon. Et une société qui pardonne moins est une société qui se durcit. Qui exclut la différence, l’erreur – l’anormalité. Car si l’hyperdémocratie stabilise, c’est au prix d’une plus grande normalisation de ses citoyens; et la normalisation exclut de facto les individus.

Conclusion

Incontestablement, une hyperdémocratie est une structure politique où le citoyen hyperparticipe. Mais son choix est-il vraiment plus rationnel ? Si l’on peut s’accorder à dire qu’il est plus informé qu’auparavant, est-il mieux informé pour autant ? Cette question est légitime, car si l’hypercitoyen passe du temps à s’informer, mais uniquement sur les faits divers et le trivial, on ne saurait considérer cela comme un gain pour l’ensemble de la société.

La quantité d’information qui réside sur les hypermédias est déjà au-delà de toute quantification, ce qui n’est pas sans avoir des conséquences sur nos sociétés, sur les échanges intra- et inter-sociétaux :

1/ L’information va poursuivre son individualisation, ce qui peut distordre les liens qui unissait les communautés, où gommer les différences et normaliser les citoyens est revendiqué au détriment du vivre ensemble. Le pacte social sera irrémédiablement revu.

2/ Nous allons assister (nous assistons déjà depuis des décennies) à un glissement prononcé des politiques nationales vers la démagogie, puisqu’il s’agit de se rattacher à l’histoire d’une communauté, à répondre dans l’immédiateté à des problèmes isolés.

3/ Corollaire des deux points précédents, la régionalisation de la légitimité va aller en s’accentuant. L’espace géographique qui sera perçu comme légitime ne va cesser de se restreindre; la Belgique, mais aussi auparavant la Yougoslavie et demain de l’Espagne, en sont de bons exemples. L’histoire européenne offre l’ouverture à une création de nombreux micro-états; l’hypermémoire sera le moyen de concrétiser cette histoire.

3/ La légitimité des chefs politiques (avec la perte du statut symbolique d’autorité) va fatalement s’amoindrir, pouvant rendre difficile la moindre action sans avoir préalablement consulté les citoyens. Les évolutions technologiques ouvrent des chemins à une participation populaire accentuée, les citoyens des États démocratiques vont participer à des thématiques politiques qui leur étaient autrefois fermées.

4/ Il existe un risque de durcissement des sociétés, et de focalisation sur le passé plutôt que vers l’avenir. Une plus grande timidité, voire méfiance, pour tout projet politique d’envergure va s’observer.

5/ Bien que n’étant pas abordé dans cette présentation, les libertés individuelles et le stockage des informations relatives aux citoyens sont un enjeu majeur. Force est de constater que les surveillances électroniques s’accroissent au fil des années. En gardant à l’esprit une perspective foucaldienne, les hyperdémocraties, grandes demanderesses de normalisation, vont poursuivre l’identification et l’enregistrement de chaque individu. L’individu sera plus surveillé, mais avec son propre assentiment.

En tendance générale et sur le plan international, la durabilité et l’accessibilité des nouveaux supports mémoriels jouent un rôle stabilisateur, visible avec la création de l’Union européenne. Le recours à la confrontation armée devient embarrassant. Les États se connaissent moins mal, et la résolution des conflits débouche sur des procédés moins violents. Sur le plan interne, la stabilisation n’est en rien acquise; mais le nombre de sécessions (ou d’union, dans le cas de l’Allemagne) opérées de manière pacifique depuis le début des années 90 donne bon espoir qu’elles se réalisent à moindre coût humain.

Il est très aisé pour n’importe quel citoyen de se renseigner sur tout sujet lui semblant douteux. De consulter les antécédents de celui qui en appelle à son esprit critique. De vérifier les dires des intervenants virtuels. De vérifier la conformité des promesses avec la réalité des actions. Toutefois, la question de l’appropriation de l’information, sans cesse plus fragmentée et personnalisée, reste ouverte : nous dirigeons-nous vers une société globalement composée de singes savants, dépositaires de données fragmentées et incapables de posséder une vue d’ensemble, ou au contraire une société qui saura intégrer la chance inédite qui lui est offerte, et maniera sereinement les nouvelles possibilités à disposition ?

(essai écrit en 2007, révisé en décembre 2010)

Références

  1. “Communications media are so fundamental to society that when their structure changes, everything is affected.” in BRAND S. (1988), “The Media Lab : Inventing the Future at MIT”, New York, Penguin Books, p. xiii[]
  2. DEUTSCH Karl (1963), “The Nerves of Government, Models of Political Communication and Control”, New York[]
  3. L’identité est constituée de nombreuses facettes ; nous nous limiterons dans la présente étude à la composante “citoyenne” de l’identité, bien que conscients de l’interpénétration de toutes les facettes entre elles.[]
  4. Forum de discussion destiné aux utilisateurs avertis, ancêtre des forums de discussion du web.[]
  5. LITAN Robert E. (2001), Law & Policy in the Age of the Internet, Duke Law Journal, Vol. 50, No. 4. (February 2001), pp. 1047-1048[]
  6. Consulté en 3 et 4 fois par an pour 5 à 15 sujets – en comptant uniquement les dossiers fédéraux – le taux de participation moyen aux votations oscille autour des 44-48%[]
  7. Fait significatif, on assiste au développement depuis la fin de l’URSS des groupes politisés Pamiat – dont la traduction est “mémoire” – en Russie et en Ukraine, qui souhaitent se “réapproprier” leur histoire.[]
  8. KENWAY Jane (1996), “The Information Superhighway and Post-Modernity: The Social Promise and the Social Price”, Comparative Education, Vol. 32, No. 2, Special Number (18): Comparative Education and Post-Modernity (June 1996), p. 222[]
  9. Il est monnaie courante de voir les hommes politiques et dirigeants de grandes entreprises se livrer à des “chats” en directs avec des internautes, gages de plus de transparence et démocratie. L’homme politique se rend ainsi plus accessible, mais désacralise sa position hiérarchique.[]
  10. LAVAU Georges (1969), “Partis et systèmes politiques : interactions et fonctions”, Revue canadienne de science politique 2, Vol. 2, No. 1 (March 1969), pp 18-44[]
  11. FLICHY Patrice (2008), “Internet et le débat démocratique”, Réseaux, Vol. 150, 2008/4, Lavoisier, p. 14[]
  12. Comment ne pas penser ici à l’affaire de Wikileaks, qui défraye la chronique avec la mise à disposition du public et des journaux des informations confidentielles du département d’Etat étasunien en 2010.[]
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