La pensée révolutionnaire d’Evhémère au IIIe s. avant notre ère

Bien avant les tentatives de rationalisation occidentales qui aboutiront à l’athéisme et l’agnosticisme, la Grèce antique procède à sa propre destruction de mythes et légende au IIIe siècle avant J.-C. Avec un souci d’observation qu’il ne faudrait toutefois pas, dans un élan d’anachronisme, mélanger avec la pensée scientifique moderne européenne, Evhémère, mythographe grec, cristallise aux alentours de -300, dans son oeuvre l’Ecriture sacrée, une pensée embryonnaire qui survivra à la chute de l’empire romain et traversera tout le Moyen Age : l’idée que les dieux ne sont que des hommes.

Ses écrits ne nous sont parvenus que de seconde, ou plutôt tierce main; traduit du grec vers le latin par le poète Ennius, la survivance de ses thèses ne nous sont dues qu’à Lactance, qui cite abondamment la traduction d’Ennius. Ce qui suffit toutefois pour retranscrire sa théorie : les dieux sont des hommes au destin élevé, des rois qui ont permis à leur peuplade de se former et se maintenir en société. De se civiliser. Et parce qu’ils ont amené les bienfaits de la civilisation ils seront, à leur mort, déifiés. Sorte de gratification pour biens rendus, la déification n’empêche pas Evhémère d’affirmer pouvoir citer les lieux où sont enterrés les « dieux ». Zeus (Jupiter pour les Romains), qui aurait mené la guerre contre les Titans, aboli le cannibalisme, aurait été brûlé et enterré à sa mort à Cnossos, en Crète. Ou encore, Aphrodite aurait été une simple courtisane. On le voit bien, son postulat est révolutionnaire; bien qu’Evhémère cite des prédécesseurs, tel que Hécatée d’Abdera qui lui s’intéressa dans une certaine mesure aux mythes des dieux égyptiens, aucun n’était allé aussi loin dans la démythification du panthéon grec. Il faut noter ici que le contexte dans lequel évolue le mythographe est particulier : il voit de ses yeux le processus de divinisation d’Alexandre le Grand, le plus grand conquérant que la Grèce antique n’ait jamais connu. Lui, qui sait bien qu’Alexandre de Macédoine n’était qu’un homme, assiste de son vivant, à la transformation de l’homme en dieu; il est certain que cette déification a eu une influence sur sa façon d’envisager l’Olympe des dieux.

Sa pensée, aussi bien au niveau politique et philosophique, est subversive. A une époque où l’on explique encore les tremblements de terre comme « un signe divin de futurs changements » (Thucydide), si le Grec n’est pas fataliste, il n’en reste pas moins persuadé que de mauvaises actions entreprises provoqueront le courroux des Olympiens. Il est des règles auxquelles un homme doit se conformer. La piété est une valeur forte de cohésion sociale, et Evhémère ne propose ni plus ni moins que de mettre sur la table la plupart des valeurs de la Polis (la Cité) grecque. Si les dieux sont une invention humaine, pourquoi suivre leurs préceptes, qui sont eux-mêmes par conséquent humains ? La légitimité des lois s’en trouverait bouleversée. La légitimité des dirigeants qui, dans une moindre mesure chez les Grecs, selon le type de gouvernement en place, serait remise en question.

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La portée de l’évhémérisme est difficile à jauger. Plutarque et Cicéron, plusieurs siècles plus tard, le lisent mais le désavouent. Ce dernier l’affuble même du sobriquet « d’ennemi de la piété ». La Rome antique, qui est en pleine ascension après la mort d’Alexandre, incorpore bien des héros et des dieux grecs, puisant sa philosophie et une partie de sa mythologie chez ce voisin autrefois si puissant. De manière générale, les écrivains grecs et romains, proches très souvent du pouvoir (ou l’exerçant, à l’image de Cicéron), rejettent une telle lecture de la mythologie gréco-romaine.

Malgré tout, la tradition de l’évhémérisme survit, et se retrouve sous la plume de certains auteurs. Tertullian (145-220 ap. J.-C.) se réfère aux hommes cités dans les écrits des annalistes et historiens, mentionne que bien des « dieux » étaient, lors de la consignation de leurs exploits, de simples hommes. Ce n’est qu’à leur mort qu’ils sont devenus dieux. Il note alors que par cet divinisation post mortem, ils sont devenus dieux de choses qui leur préexistaient. Sous-entendu possible : quels dieux régnaient avant eux sur ces choses ? D’autre part, en admettant que la déification soit une sorte de gratification pour services rendus (après tout, c’est ce qui est arrivé à César et à Auguste, Tertullian leur est postérieur), pourquoi des mortels qui avaient des compétences hors du commun (Aristote, Themistocles, Aristide, etc) n’ont-ils pas eu droit au même sort ? Le dieu suprême se serait associé trop rapidement à des dieux de moindre qualité, il eut été plus sage d’attendre avant de faire son choix. C’est tout le processus de déification qui est remis en question sous sa plume.

Lactance (260-330), dans la droite ligne d’Evhémère et auteur grâce à qui nous connaissons les écrits de ce dernier, énumère les fondateurs des différentes civilisations (Carthages, Samos, Delphes, Latins, etc) et leur associe leurs divinités fondatrices, qui sont des dieux majeurs (Vulcain, Apollon, Venus, Minerve).

La christianisation de l’empire romain, et les besoins de légitimer la nouvelle religion face aux anciennes, fera prendre un tour inattendu à l’évhémérisme. Ainsi, à l’époque médiévale, il sera usité par les auteurs chrétiens, puisque particulièrement adapté au combat du paganisme. Instrumentalisé, il fera office d’argument prosélyte face à ceux qui hésitent encore à se convertir, raillant les adeptes d’hommes artificiellement élevés au rang de dieux. Isidore de Séville (575-638) résume les thèses de l’évhémérisme, et inspirera de nombreux auteurs, surtout à la Renaissance. Roger Bacon, dans son Opus Maius, explique ainsi les origines humaines de Io, Minerve, Prométhée, etc. Mais de manière générale, le monothéisme se servira goulûment au banquet de l’évhémérisme, parfois sans comprendre combien cette théorie peut s’avérer dévastatrice même pour les suiveurs de Jésus de Nazareth.

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Il peut sembler étrange en effet que le christianisme reprenne à son compte la théorie de l’évhémérisme, puisqu’on pourrait l’appliquer aussi bien à Jésus de Nazareth, Roi des rois, ayant civilisé ses apôtres, déifié à sa mort. Celse, philosophe épicurien grec du IIe siècle de notre ère attaquant avec virulence le dogme chrétien, relève que selon les préceptes chrétiens, il serait impossible pour Dieu d’habiter un corps mortel. Non sans ironie, il note qu’il ne resterait par conséquent que les possibilités de la déification post mortem, ou celle du mensonge, avec Jésus de Nazareth se faisant passer pour un dieu. Evacuant cette seconde réponse, Celse poursuit sur la première : Jésus de Nazareth est donc déifié après sa mort; en quoi cela change-t-il des traditionnels Hercule, Appolon, et autres dieux romains ? A cette contradiction, des auteurs chrétiens répondent que Jésus de Nazareth n’est pas un homme devenu dieu par sa mort, mais un dieu devenu temporairement homme, lors de sa résurrection. Mais alors, enchaîne Celse, Jésus de Nazareth n’est qu’une apparition; et de citer de nombreuses apparitions d’autres divinités romaines. La vénération de Jésus de Nazareth, selon Celse, et entièrement arbitraire. Il insiste sur le fait que les Chrétiens, qui se moquent des Grecs vénérant Zeus, dont la tombe serait en Crète, vénèrent eux Jésus de Nazareth, sorti de sa propre tombe. Si l’on connaît le site funéraire des dieux romains, on connaît tout aussi bien l’emplacement de la tombe du dieu chrétien. Si il faut accorder foi à l’évhémérisme, Jésus de Nazareth est un roi des hommes, mort en homme et déifié à sa mort; il est donc sur pied d’égalité avec les dieux (évhémérisés) romains. Ce qui fait conclure Celse par la dérision : il raille les maigres exploits de Jésus de Nazareth, comparés aux accomplissements des dieux grecs. Le christianisme, chez Celse, n’est qu’une vulgaire superstition; si il avait vécu un siècle de plus, Celse aurait pu assister à la promotion de cette superstition en religion d’Etat, sous la férule de Constantin Ier qui se convertit au christianisme et plaçant le Dieu chrétien au-dessus de lui-même. Le polythéisme en Occident commence à mourir mais l’évhémérisme, lui, poursuivra sa destinée, se retrouvant sous la plume de Voltaire dans ses Dialogues d’Evhémère.

Sources :

  • Brown, Truesdell S., «Â Euhemerus and the Historians », in The Harvard Theological Review, Vol. 39, No. 4, October 1946, pp. 259-274

  • Cooke John Daniel, «Â Euhemerism: A Mediaeval Interpretation of Classical Paganism », in Speculum, Vol. 2, No. 4, October 1927, pp. 396-410

  • Gamble Harry Y., «Â Euhemerism and Christology in Origen: « Contra Celsum » III 22-43 », in Vigiliae Christianae, Vol. 33, No. 1, March 1979, pp. 12-29

  • Spyridakis S., «Â Zeus Is Dead: Euhemerus and Crete », in The Classical Journal, Vol. 63, No. 8, May 1968, pp. 337-340

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