C’est l’histoire d’une jeune fille amoureuse de la montagne. Entourée de ses vaches, dansant sur le yodel, elle n’avait de cesse que de fourrer ses lèvres dans ces instruments oblongs pour en sortir la longue plainte propre à réveiller toute la vallée. Rieuse et joueuse, elle partageait avec l’impératrice Sissi un goût pour l’indépendance, la sincérité et la simplicité. Heidi la rebelle goûtait aux nourritures du terroir, un fromage brut sans chichi, une viande dont elle préférait oublier la provenance – elle avait passé l’été à jouer avec la belle Jahrhundert dite “la cornue”, elle ne saurait l’imaginer dans son assiette. Elle évitait de fricoter avec ceux de la ville, dont le discours ennuyeux la détournait de la magnificence des pics enneigés qui s’offraient à elle. Ces industriels qui lui parlaient de progrès technique et scientifique alors qu’elle contemplait une nature pure, n’avaient aucun intérêt pour elle. Ses vaches grasses, ses fromages laiteux, ses vallées intactes suffisaient à rendre heureuse Heidi. Sauf que ce bonheur et cette simplicité n’étaient que sur papier; Heidi était une fille pauvre, famélique, le cinquième enfant d’une famille de dix individus. Sous la pression de la faim, après avoir mangé Jahrundert et toute sa descendance, Heidi quitta ses vertes ou blanches vallées pour la ville, dans l’espoir d’une vie meilleure.
Le mythe qui a prévalu en Suisse ce dimanche 9 février n’est basé que sur du vent. L’histoire romantique d’une Suisse forte et indépendante est un conte pour enfant. Seuls les romantiques et les nostalgiques infantiles qui font l’économie d’ouvrir une livre d’histoire peuvent croire que la Suisse fut indépendante politiquement ou économiquement. L’histoire de ce montagneux pays est faite de pauvreté, d’émigration vers les villes ou vers l’étranger. Au XIXe siècle, les pommes de terres sont venues à poing nommé pour nourrir une population pauvre, malfamée, et inexistante au plan politique. La richesse de cette nation, son indépendance tirent leur origine de la révolution industrielle, de l’ouverture vers l’international; les vaches, le vote à l’épée, les montagnes – dont on croit qu’elles sont la source du crétinisme, cela dit en passant – n’ont joués aucun rôle dans la transition d’une Helvétie affamée vers la Suisse riche. La normalité de ce pays est d’être pauvre. Son exception récente est l’opulence. Le fantasme du retour à une vie plus simple, c’est en réalité le retour à une vie pauvre.
L’appauvrissement, depuis le refus d’une courte majorité de Suisse de poursuivre ses bénéfiques relations commerciales avec l’Union européenne, risque bien d’être la conséquence de cette nostalgie irrationnelle. Les années 90 ont été des années difficiles pour le pays de Guillaume Tell; elles avait débuté avec le refus d’entrer dans l’Espace Economique Européen, premier “non” de justesse d’une longue série de “non” souverainistes et indépendantistes helvètes. Au début des années 2000 toutefois, des accords spécifiques régissant les relations commerciales, politiques, culturelles avec l’Union européenne (les “Bilatérales”) sonnent le départ d’une décennie de croissance économique soutenue, et ce alors que l’Union européenne elle-même est au plus mal. L’insolente santé de la petite Suisse en surprend plus d’un; il faut dire que la structure économique de ce pays, unique au monde pour un pays de plus d’un million d’habitants, est tournée comme nulle autre vers l’extérieur. La richesse de la Suisse c’est l’exportation, et malgré les sérieuses difficultés économiques de l’Union européenne, premier partenaire commercial de l’Helvétie, la croissance ne semble pas avoir de limites. Les entreprises suisses peinent à trouver le personnel pour soutenir la demande, et l’immigration explose. Malgré cet afflux, les offres d’emplois restent souvent sans suite: insuffisance chronique d’informaticiens, de personnel qualifié dans la chimie, etc.
Cette décennie semble bel et bien du passé, car le glas a sonné. Sous prétexte de revenir à une Suisse pré-industrielle totalement imaginaire et fantaisiste, les Helvètes ont décidé de limiter l’immigration. Donc de rendre la vie plus difficile à ceux qui cherchent des employés pour faire tourner leur entreprise. Qui a décidé de cela ? Les campagnes. C’est à dire ceux-là même qui n’ont qu’une image éloignée de l’immigration de cette dernière décennie. Pour les villes, garante du succès économique suisse, comme Bâle, Genève, Zurich ou Berne, l’immigré n’est pas une projection fantasmagorique, mais une réalité : dépendantes de la main d’oeuvre qualifiée ou non issue de l’étranger, les villes nécessitent l’immigration. Ces mêmes villes, miracles économiques, sont la source de la “péréquation financière” – soit la redistribution des revenus entre régions riches de la Suisse et régions pauvres.
En d’autres termes, les villes, confrontées à l’immigration, permettent aux campagnes de survivre. Les campagnes, peu affectées par l’immigration, mais dépendantes des villes, ont refusé la Suisse moderne, destination de 80’000 migrants chaque année. On veut le beurre et l’argent du beurre, dans un pays laitier cela semble aller de soit. Sauf que faute de main d’oeuvre, des entreprises vont quitter la Suisse. Les PME suisse vont être moins productives. Les régions riches auront moins d’argent pour saupoudrer les régions indigentes. Les campagnes auront obtenu un appauvrissement économique, sans changer le moins du monde leur mode vie : l’immigré, en dehors de celui qui venait travailler pour pas un rond durant la période des vendanges, restera toujours aussi invisible.
Les problèmes de régions spécifiques, comme le Tessin, ou les problèmes d’infrastructures inadaptées à la croissance démographique (trains, routes, logements) sont indéniables. Les inégalités sont criardes, dans un pays qui donne l’image à l’étranger de n’être habité que par des milliardaires. La réalité est toute autre, et les défis pour une plus grande justice, une meilleure utilisation des ressources sont nombreux. Toutefois, si l’inégalité était réellement le moteur de ce « NEIN » vibrant en Suisse, pourquoi refuser il y a quelques mois de cela une innovante solution, consistant à limiter le rapport salarial à 12 fois entre le salarié le mieux payé et celui le plus modeste dans une même entreprise ?
Les grands journaux helvétiques ont fait le pari de l’intelligence et la raison de la population. A force de chiffres, analyses, interviews, les journalistes de ce pays ont tenté de dépeindre une réalité ignorée – ou refusée : l’histoire du miracle économique suisse ne serait rien sans les rapports avec l’étranger, source de main d’oeuvre, et destination de nos biens et services. Cette propagande citadine a-t-elle été lue dans les campagnes ? Quand bien même elle l’aurait été, quel poids aurait-elle joué dans une balance occupée par une Heidi aux hanches larges ? L’arrogance indépendantiste n’a d’égale que l’amour pour une Suisse imaginaire. Mais ce doux rêve va être mis à rude épreuve, à moins, qu’une fois encore, l’intelligence diplomatique suisse ne fasse des merveilles. La redistribution des cartes est toutefois fortement en défaveur de l’Helvète, qui risque de devoir faire ce qu’il a si bien fait durant toute son histoire : devoir émigrer, dans l’espoir d’un avenir meilleur.