On a commencé à mourir sur le champ de bataille de la liberté d’expression, aussi bien du côté de ceux qui l’aiment que du côté de ceux qui ne la connaissent pas. On a commencé à mourir à des milliers de kilomètres de l’endroit où le prophète de l’Islam a été caricaturé; ces morts seront suivis, à n’en pas douter, par d’autres qui seront bien plus proches du lieu de l’acte blasphématoire, et qui mettront tout en oeuvre pour ne pas passer de vie à trépas sans emmener avec eux des innocents. La mondialisation exporte et importe l’idéologie tout comme elle exporte et importe la terreur.
Alors qu’en 2005, la « provocation » était le fait d’un journal danois qui n’avait pas réalisé que nous étions entrés dans l’ère d’un internet mondialisé, où des lecteurs de Peshawar pouvaient s’offusquer de caricatures réalisé par le journal de droite Jyllands-Posten, en 2015 la situation est tout autre : à une décennie de distance, les terroristes ont frappé les premiers, bien décidés à s’en prendre à un symbole et attaquer le concept de liberté d’expression. La bombe virtuelle dont on avait coiffé le prophète Mahomet en 2005 s’est transformée en bombe bien réelle entre les mains d’assassins. Et les morts, bien évidemment, ne font que commencer dans ce qui est une guerre civilisationnelle au sens noble du terme, car c’est un choix de civilisation (et non de religion) qui est maintenant en jeu. Puisqu’une civilisation n’appartient à personne, les démocrates et libertaires se trouvent partout. La triste actualité nous a démontré que les fascistes et obscurantistes ont occupé tous les coins du globe eux aussi.
Mais que qu’est-ce qui se cache derrière le concept de liberté d’expression, que nous rabâchent tous les leaders artistiques, politiques et journalistiques ? Il semble qu’on fait bien peu d’effort didactique pour expliquer ce qui est en jeu. Les Occidentaux montent sur leurs grands chevaux tels des Gengis Khan pour défendre leurs principes. On gonfle les muscles, on rappelle son allégeance inconditionnelle à un concept. On parle de la forme – la liberté d’expression donne le droit de rire de tout – mais pas du fond – pourquoi la liberté d’expression doit-elle être aussi radicale et absolue ? Les valeurs doivent être rappelées, certes, mais également expliquées. Sinon, c’est un dialogue sans oreille où seules les langues acérées et pointues s’agitent de tous les côtés. Et on meurt au final pour pas grandchose. Pour tous ceux qui sont morts et vont mourir en raison de concept de liberté d’expression, il paraît approprié de revenir sur les fondamentaux historiques et philosophiques de l’espace social qui a permis à un journal comme Charlie Hebdo de caricaturer tout ce qu’il souhaite caricaturer.
Liberté absolue
La liberté d’expression ne peut, en théorie, être restreinte. Elle est absolue, car dès que des limites sont posées, le concept de liberté d’expression disparaît; les limites posées vont privilégier une communauté au détriment d’une autre, une obédience ou une philosophie sera protégée alors qu’une autre ne le sera pas. C’est un principe radical : la liberté d’expression ne peut préférer le soufisme plus que le protestantisme, elle ne peut choisir un discours officiel d’Etat. Elle choisit de ne pas choisir, car si elle choisit, une religion d’Etat s’installe, et la liberté s’efface. La liberté d’expression c’est l’Etat qui n’intervient pas dans le débat religieux et philosophique, car il remet ce choix entre les mains de ses citoyens. La liberté d’expression c’est assumer que la société peut et doit débattre des idées, sans interférence de l’Etat.
Mais pourquoi avoir la liberté d’expression, quel est l’intérêt de laisser libre cours à la parole ? Parce que la vérité est morte et repose dans la poussière des siècles passés. La vérité est un concept intangible, et c’est cette découverte philosophique qui construit le socle idéologique des sociétés occidentales. Le concept de laïcité, si mal compris et tellement instrumentalisé à toute époque, est le remplacement de la vérité divine par le doute philosophique. Mais si Dieu, le tenant de la vérité, n’est plus accepté comme repère pour modeler nos sociétés, comment peut-on modeler nos sociétés, quels en seront les référents ? Les rois représentaient l’Etat et par la même occasion représentaient Dieu. Lorsque Charlemagne se couronna de ses propres mains le 25 décembre 800, c’est ce qu’il affirma : je dépouille le Pape de son pouvoir spirituel, dorénavant je suis le garant de Dieu sur Terre. La détention de la vérité, c’est avec cela qu’il orna son chef. Il clama haut et fort à ses sujets « vous me suivrez, car je ne peux avoir tort, j’ai Dieu avec moi ». Pendant des siècles les rois et les papes débattront par le fer et la plume qui détient la vérité, qui entretient la meilleure relation avec Dieu.
Les Lumières, mais surtout le XIXe siècle finalement, réfutent la possibilité qu’un homme puisse détenir la vérité. Le terrain avait été préparé par la révolution intellectuelle et religieuse du protestantisme, qui déjà se révoltait contre l’infaillibilité du Pape catholique. C’est là un tournant dans l’histoire occidentale, qui se solde par des massacres abominables, produit des guerres de religions et d’idéologies menées sur plusieurs siècles. Si tout le monde détient la vérité, tout le monde s’estime légitime à l’imposer à d’autres : c’est la guerre permanente. Les Lumières, c’est la réflexion éclairée qui se demande comment un homme seul peut se targuer de détenir la vérité. Après l’absolutisme royal français, des intellectuels libérés vont questionner les siècles terribles qui les ont précédés, et chercher le meilleur moyen d’émanciper l’homme de tout ce qui le pousse à se comporter comme un animal. Après la Révolution française, aboutissement symbolique et instrumentalisé de ces réflexions, des courtes et incertaines périodes républicaines se disputent l’Etat face aux rois et aux dictateurs. Il s’agit de mouvements de va-et-vient fertiles qui durent un siècle, car si le débat ne débouche sur aucune application politique durable avant la fin du XIXe siècle en France, cette lutte pose les cadres des futures discussions. Elle connait un aboutissement avec la loi de 1905 en France, relative à la séparation définitive entre l’Eglise et l’Etat.
1905 est l’année symbolique où le peuple français a décidé que la vérité au sein de l’Etat n’avait pas sa place. Personne n’ayant plus le droit de se réclamer de Dieu en dehors de moi-même, le fondement de l’Etat est d’assurer le respect de ma liberté de croire ou non, et de croire en un dieu blanc, noir, ou qui lévite si cela me chante, mais non de me dire en quoi je dois croire. Au coeur de la laïcité, on trouve la liberté qui bat en rythme. La laïcité me permet de croire, de m’exprimer, et de défier l’autorité. Car le dirigeant ne détient pas des réponses, uniquement des propositions, des idées, incertaines quant à leur résultat.
En dehors de la laïcité, point de salut. La moindre restriction de la liberté d’expression conduit à une catastrophe inévitable, puisqu’une partie de la société s’estime lésée au détriment d’une autre partie. La seule limite acceptable à cette liberté, limite responsable de tous nos maux car complexe à comprendre, c’est l’incitation à la haine. En effet, une société pérenne présuppose que ses citoyens ne s’écharpent pas à tout va. Produire un discours appelant au meurtre de tel ou tel supposé ennemi est inacceptable; la limite est ainsi posée, être libre ne signifie pas être libre de tuer ou de torturer. Sous le prétexte de la liberté vis-à-vis de l’Etat, on ne peut pas, on ne doit pas tourner un partie de la société contre une autre. J’ose ici le terme de « respect » de l’autre, malgré sa polysémie et le besoin de le définir.
Liberté limitée
Le « respect » de l’autre ne signifie pas une censure totale et inconditionnelle. Entre amis, le « respect » prend aussi les atours de la sincérité : je t’aime, mais je te dis ce que je pense. Je pense que tu fais fausse route, et je te le dis parce que je te respecte. On peut donc respecter l’autre, sans avoir à le faire changer de comportement; il ne me viendrait pas à l’esprit d’obliger l’autre à devenir ce qu’il n’est pas. Lorsque l’on stigmatise les Français d’origine arabe, juive ou rom pour ce qu’ils sont, leur demandant un comportement coïncidant avec un comportement d’origine chrétienne, on franchit la limite de liberté pour s’aventurer dans le territoire de l’incitation à la haine. Pour mieux comprendre tout cela, il faut nous aider du besoin d’identité propre à l’individu, ainsi que de sa volonté à corriger les comportements d’autrui.
Respect de l’autre ?
En effet, une tension palpable existe entre la liberté et le respect d’autrui, car selon l’adage trop répété, « la liberté des uns s’arrête là où celles des autres commence ». Ma liberté n’est qu’un concept creux tant que je ne commence pas à la mettre en application; et la mettre en application, c’est me définir, chercher qui je suis, et me rapprocher de ceux qui me ressemblent tout en m’écartant de ceux que je n’aime pas. L’identité est un concept pratique là où la liberté est un concept théorique; nous avons besoin des deux, mais les deux s’affrontent. Aux origines théoriques et philosophiques de l’Etat laïc, il est nécessaire d’y ajouter le ferment plus terre-à-terre d’identité, intelligible par la majorité de la nation.
L’équilibre entre la théorie libertaire défendue par l’Etat et le souhait identitaire mis en pratique par la population est constamment questionné. Car la construction d’une identité coïncide avec l’appropriation ou le rejet des idées des autres, et l’identité tend naturellement à vouloir imposer ses propres idées. D’où la tentation au premier abord, d’imposer la nécessité de respecter les idées adverses. En effet, il serait populiste et dangereux d’affirmer que le respect des autres et la liberté n’entrent pas en contradiction, car la liberté de tout faire c’est la liberté de faire n’importe quoi. Or, en société, une foule de valeurs garantissent par exemple que le larcin ou le meurtre ne deviennent pas la règle, car ils mettraient en péril l’existence même de la société. Une société qui s’étripe physiquement est condamnée à disparaître ou à tomber sous le joug d’un détenteur de vérité qui tiendra sa vérité pour une règle universelle. Une société libre se protège de sa propre liberté, et le souci de protection cherche à faire taire le goût pour la liberté. Heureusement, la liberté cherche également à faire taire la protection, et c’est cette dynamique qui pose les fondements d’une société moderne. Plutôt que de voir là un danger, nous pourrions nous réjouir de l’occurrence d’un vrai débat démocratique, qui ne pourrait avoir lieu que dans un monde où la liberté, en lieu et place de la vérité, est posée comme principe fondateur. Il n’empêche que le couple identitaire et libertaire s’écharpent, et que l’on pense naturellement avoir trouvé le médiateur idéal dans le respect de l’autre.
Néanmoins, le respect d’autrui sonne quelque peu creux, car il revient à respecter les idées d’individus. Car comme nous l’avons vu, les idées sont constitutives de la personne, qui s’en trouve habitée, définie, portée par elles. Mais les idées n’ont pas à être respectées, sans quoi une société n’avancerait pas, condamnée à répéter toujours les mêmes erreurs. Une société ne détient jamais la vérité; à l’inverse, les citoyens doivent être respectés, sans quoi une société se tue. On s’enfonce dans un dilemme complexe, car une société a pour but que l’être humain puisse s’épanouir (concept des Lumières), et son épanouissement passe par la création d’une identité propre. Mais un Etat qui respecte des idées au lieu de respecter des individus produit une société sans liberté, et donc n’est plus propice à garantir l’éveil de ses individus. L’impasse est totale.
Il est difficile de faire la distinction entre le l’individu et ses idées, cela ne fait aucun doute. Toutefois, le respect d’autrui implique que l’on tienne pour valable les idées de ce même individu. Toutes les idées ne sont pourtant pas valables, et il est de mon devoir de citoyen de combattre les idées que je tiens pour nocives. Quitte à attaquer l’émetteur de ces idées dans sa globalité et lui faire mal, car ne plus pouvoir attaquer des idées de l’un, c’est mettre un terme à la liberté de tous.
Malgré que je ne respecte pas les idées de mon opposant, puisque je cherche à mettre ses idées en pièces, le cadre du débat d’idées doit néanmoins pouvoir se dérouler dans une atmosphère d’échange. La discussion peut être vigoureuse mais elle doit pas offrir la moindre prise à la haine. Car la haine mène à la volonté de correction du comportement de l’autre, point inacceptable dans une société démocratique. Ne pas respecter les idées d’autrui a des conséquences douloureuses, car cela équivaut à blesser, et parfois produire des terroristes qui n’ont pas su guérir de ces blessures. La liberté a un prix, maintenir un système politique pouvant libérer la parole et l’homme ne va pas de soi, il faut le reconnaître. Mais toutes les bonnes choses sont coûteuses, et qui d’entre nous souhaiterait vivre à Riyad, où l’on respecte le Roi ?
Le « respect d’autrui » parait peu approprié pour circonscrire la liberté. Le respect d’autrui qui limiterait la liberté d’expression ne mènerait qu’aux abysses, c’est pourquoi il faut lui préférer le concept d’incitation à la haine comme frontière ultime.
Incitation à la haine!
Quand bien même nous retiendrions l’incitation à la haine comme borne à ne pas franchir, où se situe cette limite ? Le borgne fondateur du Front national français franchissait allégrement le Rubicon, sans honte aucune, et il faisait peu de doute qu’il appelait et justifiait la haine dans ses interventions. Sa remplaçante qui a fait du Front national un parti héréditaire est, elle, plus consciente des dangers à franchir la limite tant que l’on ne possède pas le pouvoir permettant de réécrire les lignes de la censure. Le borgne a été régulièrement condamné, la fille se rit des procès et condamnations. L’héritière de la monarchie partisane sait faire usage de la liberté pour la retourner contre celle-là même. C’est là une conséquence de la liberté, accepter le discours de tous, même des cons. Qui, usant de cette liberté, peuvent à leur tour engendrer d’autres cons; le fait d’être con n’est pas encouragé mais n’est pas punissable, et les cons peuvent se reproduire comme des lapins dans cet environnement libertaire qui, dès le début, leur dit pourtant de cesser d’être con. En somme, la liberté c’est aussi la liberté d’être con, même si les initiateurs de la liberté n’avaient rien en commun avec les cons. La liberté est une possibilité, pas une obligation d’être éclairé.
L’incitation à la haine comme limite à la liberté est donc, comme nous le voyons, floue et discutable. Mais nous pouvons observer que l’incitation à la haine contient le rejet de l’autre en raison de son comportement différent, et l’appel (ce point est primordial), l’appel à mettre un terme à ce comportement déviant. On souhaite corriger la différence, faire rentrer dans le rang le mouton noir, mettre fin à ce qui ne saurait être tolérable dans les valeurs de la société telles qu’imaginée par les haineux de toute sorte.
Or, la laïcité a pour conséquence que tous les citoyens soient libres, mais également égaux. La liberté requiert de poser des bornes infranchissables capables de faire rempart à la haine et à la volonté de rejeter la différence. Parce qu’au fond, nous sommes tous différents, un individu étant un savant mélange de croyances, idées, sentiments, histoire, il n’y en a pas deux pareils. Nous restons malgré tout unis dans notre destin, car nous décidons de créer une société ensembles. Pour l’Etat, garant que la société reste harmonieuse, il y a un devoir de reconnaître et d’accepter toutes les différences des citoyens. Il n’y a pas une différence qui soit mieux qu’une autre, seuls les comportements asociaux et dangereux pour le corps sociétal sont découragés.
C’est contre cette reconnaissance d’une universalité dans la différence que les partis d’extrême droite fourbissent leurs armes; et c’est pourquoi leurs positions sont incompatibles avec la laïcité, alors même qu’en France des nazillons de tout poil se posent en défenseurs de la laïcité sans réaliser à quel point ils s’en sont éloignés. Ils réclament du christianisme dans l’Etat, alors que l’Etat n’est pas chrétien, il est laïc. Ils nient le droit à la différence, souhaitant que soient reprises les valeurs d’une communauté particulière par l’Etat. Sans voir ce que cela a d’absurde, ils clament haut et fort leur inaliénable attachement à la laïcité. L’exercice d’équilibriste est digne d’un artiste de cirque chinois, pas seulement pour l’extrême droite, mais aussi pour l’Etat; son principe de liberté requiert que le débat, tant qu’il s’agit d’un discours se cantonnant à remettre en question l’Etat et ses politiques, puisse avoir lieu.
Reconnaître la différence plutôt que corriger les comportements, c’est la nécessité, l’ontologie de la conception laïque de l’Etat. Tous les comportements doivent être acceptés dans leur diversité, tant qu’ils ne sont pas des appels à la haine. Vouloir corriger des individus qui ne commettent pas d’autre faute que celle de ne pas penser ou se comporter comme une communauté donnée, c’est l’absolutisme, le fascisme, la nazisme, le communisme, et toutes les formes de dictatures. Accepter les différences n’est pas propre à l’Europe, mais le contexte qui a donné corps à cette nécessité est très particulière : après avoir expérimenté toutes les possibilités de rejets, je dis bien toutes, il est arrivé un moment où les philosophes qui depuis Socrate traçaient la voie pour mettre fin à ces rejets ont acquis leur lettres de noblesses. Socrate est d’ailleurs symboliquement le premier à être mis à mort pour blasphème, mais il sera suivi par une longue et malheureuse liste d’intellectuels et rebelles. Le délit de blasphème, c’est nier à l’autre son droit à la différence.
Les Européens ont compris que leurs sociétés n’étaient pas viables, pour autant que l’on aspire à la paix, tant que le rejet de la différence habitait leurs conceptions politiques. Cela s’est fait dans la douleur, la mort, le sang, la torture, l’esclavage, la souffrance, mais le résultat, obtenu il n’y a pas si longtemps, c’est que la liberté et le refus de corriger la différence se sont imposés comme équilibres acceptables et comme étant les seuls pouvant mener à une certaine forme d’apaisement. Que l’on pense à la ségrégation des femmes il y a encore une petite quarantaine d’années en Suisse, au rejet des Noirs aux Etats-Unis et des immigrés en Europe aujourd’hui encore, et l’on comprend que tout n’est pas encore réglé. Que l’on pense au nombre d’Etats européens qui contiennent le délit de blasphème (l’Autriche, l’Espagne, l’Irlande, la Suisse, et la Grèce notamment), et l’on prend conscience du travail restant à faire. Mais on avance, et on avance peut-être parce que l’on connaît le prix à payer lorsqu’on s’abandonne aux sirènes de la haine. Le concept de liberté au sein d’une société est somme toute relativement jeune, dans son expérimentation du moins. Il doit faire l’objet de débats, car il n’est pas encore à la hauteur des attentes.
Le cadre théorique est maintenant posé. La liberté est restreinte par l’incitation à la haine, qui se définit par la recherche de correction des comportements sociaux différents. En foi de quoi, la liberté n’est pas restreinte lorsque l’on critique ou moque la différence. Car la différence existe : et encore une fois, elle est universelle et individuelle; refuser cette différence, c’est réfuter notre humanité. On peut, dès lors, se moquer universellement de cette différence, sans s’empêtrer d’un quelconque devoir de respect imposé par l’Etat. La peur de blesser une communauté et le délit de blasphème ne sauraient être des limites acceptables; nous vivons toujours avec le risque de blesser autrui. Caricaturer l’homme politique, c’est blesser un homme, une famille, un corps politique. Caricaturer un représentant religieux, c’est blesser tout un groupe de croyants. Attaquer une entreprise, c’est risquer de mettre à la porte des milliers de travailleurs. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que nous ne sommes pas qu’un cerveau, mais aussi un paquet d’émotions; oser dire que nous ne sommes pas sensibles à la critique est d’une hypocrisie débridée. Nous sommes sensibles à la moquerie, et parfois nous sommes choqués par ce que nous voyons ou entendons, à notre sujet ou au sujet de tout ce qui est constitutif de notre identité. Mais dans une société libérale, le rire, tout comme l’investigation journalistique, tant qu’ils n’ont pas pour objectif de corriger la différence de simples citoyens, ne peuvent être restreints par crainte de blesser, car nous blessons toujours quelqu’un. Si nous suivions le principe de respect jusqu’à sa finalité, la parole n’est plus possible, un « bonjour madame » à une femme célibataire nous vaudrait la prison. Si, par ignorance, on demande à un juif si sa kippa est destinée à masquer sa calvitie, c’est le fouet. Les rivières de sang qui ont coulé sur le territoire européen ou que les Européens ont fait couler sur les cinq continents sont là pour nous rappeler qu’en dehors de la liberté d’expression, point de salut.
Liberté de caricaturer
Les nombreuses caricatures de Mahomet se moquent de la communauté musulmane; sur ce point, il existe une certaine hypocrisie à prétendre le contraire. On se gausse d’une religion qui refuse toute représentation de l’être humain. On trouve la chose pitoyable, arriérée, c’est le discours sous-jacent des caricaturistes. Mais s’ils attaquent effectivement l’identité des musulmans, ils n’appellent pas à corriger leur comportement; ils appellent de manière radicale à la réflexion, une pensée ne pouvant prendre pied que dans un contexte où la parole est libérée. Ils usent d’une liberté si chèrement payée qui leur permet de trouver ridicule le comportement de leurs concitoyens, et sont prêts à blesser leur identité. Si, en retour, le lecteur musulman souhaite jeter par terre sa chachia (la kippa musulmane) de rage contre Charlie Hebdo parce qu’il se sent offensé, libre à lui. Si il souhaite faire part de son mécontentement, et encourager les musulmans à ne plus lire Charlie Hebdo, libre à lui. Ni lui, ni personne n’a l’obligation de parcourir la prochaine édition, car personne, et surtout pas l’Etat, ne va chercher à corriger le comportement des musulmans. L’équipe de Charlie Hebdo est composée d’individus libres, qui, à n’en pas douter, aiment la provocation. Mais ils ne représentent en rien la position de l’Etat français laïc, car l’Etat ne peut prendre part au débat, si ce n’est assurer que la liberté d’expression soit garantie. Dans un Etat sans liberté d’expression, comment serait-il possible d’imaginer même un monde où l’Etat s’abstient d’empêcher la parole ? Au Pakistan, au Niger, et partout où l’on meurt de manière absurde aujourd’hui pour « défendre le prophète », on assume que la parole d’un seul, c’est la parole de tous. Dans ces pays, il est malheureusement extrêmement difficile d’imaginer que les deux puissent être séparées. On tient l’Etat français pour responsable de ce que ses citoyens font, bien que l’Etat n’ait pas avalisé la publication des caricatures. Il s’est abstenu; un Etat qui ne contrôle pas ? Inconcevable au Pakistan ou au Yémen.
Charlie Hebdo caricature la foi de 1,6 milliard de musulmans, tout comme il caricature les croyances 2,3 milliards de chrétiens. Ce faire presque 4 milliards d’ennemis, ça semble beaucoup, mais c’est en réalité bien pire, car ils disent merde à presque toute la planète. Même les athées sont blessés par les caricatures de courants politiques, philosophiques, tout le monde est attaqué par la satyre française. Le rire, comme nous le rappelle si bien Charlie Hebdo, est le propre d’un Etat libéral. Je vous mets ma tête à couper qu’en Corée du Nord, on rit très peu; mettre des limites à ce dont il est possible de rire, c’est perdre en fin de compte notre capacité à rire, et nous enfoncer dans les sables mouvants du fascisme. Si, sous prétexte de préserver la communauté musulmane, on s’autocensure, tout l’édifice s’effondre. Il n’y aucun doute à avoir là-dessus : ce type d’exception devient la règle, et demain, c’est les juifs qui demanderont de cesser de critiquer le sacrifice inhumain d’Isaac, les chrétiens l’assimilation des prêtres aux pédophiles, etc. Tout ce qui fait que nous avons un espace de réflexion libre disparaît : l’exception d’un devient l’exception de tous, avant de redevenir l’exception d’un seul, le fameux détenteur de la vérité, le dictateur.
Alors voilà, le problème typiquement français c’est le traitement déséquilibré entre les appels à la haine de l’extrême droite, qui sait abuser des lignes de démarcation, et celle d’une autre forme de fascisme, celle de Dieudonné M’bala M’bala, humoriste et homme politique. Peut-être ce déséquilibre doit-il son existence au fait que l’extrême droite est un courant politique qui représente maintenant des millions d’électeurs français, et avec qui on prend donc des pincettes alors que Dieudonné n’a pour lui que quelques exclus qui peut-être ne votent même pas. Ses thèses nauséabondes l’ont conduit à regretter qu’on n’ait pas tué un journaliste français (Cohen), ce qui est sans aucun doute, à l’aune de la frontière de l’incitation à la haine, inacceptable et se doit d’être condamné. Il n’en reste pas moins que la critique de la politique d’Israël, menée par Dieudonné de manière très maladroite, a longtemps été tabou dans un continent qui a presque réussi à exterminer la confession juive dans son ensemble. Dieudonné dérape, et il n’est plus drôle depuis bien longtemps. Sa quenelle, signe de salut nazi inversé, donne le haut-le-coeur à tout démocrate qui s’offusque du retournement symbolique effectué. S’il était artiste uniquement, on pourrait lui reconnaître malgré tout une liberté totale. Mais il louvoie avec le monde politique, et la complexité n’en est qu’accentuée, car la responsabilité d’un candidat politique est bien différente de l’artiste cherchant à choquer les consciences. Par contre, il me semble évident qu’un traitement différencié entre Dieudonné, l’extrême droite française, et d’autres raclures comme Eric Zemmour est à l’oeuvre. Parfois l’Etat intervient, parfois c’est les citoyens qui le font. Ce deux poids deux mesures brouille les cartes, et la liberté d’expression commence à s’affaisser. Les communautés musulmanes ne sont pas dupes, et il semble nécessaire de reconnaître les erreurs commises plutôt que d’entonner un « tout va très bien, madame la marquise » auprès des musulmans. La protection accordée à la communauté juive est sans commune mesure avec celle accordée aux musulmans; il y a là une discrépance manifeste, due à une culpabilité latente que l’on a à l’égard des juifs, et – qu’à tort – nous n’avons pas vis-à-vis des musulmans. Elle est visible, cessons de refermer complément le niqab sur nos yeux. Les musulmans sont en colère parce qu’on se moque de leur religion, et cela peut être guéri, car la laïcité le permet. Les traitements différenciés d’une population par rapport à une autre, a contrario, sont en opposition avec la laïcité, et il n’existe pas de médicament contre cela.
Autre exemple pratique, tout cousu d’hypocrisie. La France a décidé de condamner tout débat sur le révisionnisme lié aux camps d’extermination de la Seconde Guerre Mondiale. C’était une erreur : on a retiré la liberté d’expression d’un corps de la société au profit d’un autre, et l’on a validé ainsi une histoire officielle. Il n’est pas du ressort de l’homme politique de décider de l’histoire officielle, c’est à chaque citoyen de comparer, évaluer, rechercher sa propre vérité. Les professeurs présentent des recherches; la population s’en fait une opinion. Remettre en question le génocide en général, ou la Shoah en particulier, est sans nul doute imbécile, mais il n’existe pas de loi contre cela. Nous savons bien évidemment que les « chercheurs » remettant en cause l’extermination de la confession juive font oeuvre de propagande; mais cantonnons aux faits, à ce qui est dit et écrit, car notre imagination pourrait également prêter des intentions peu louable à toute personne prenant la parole publiquement. Il ne peut exister d’histoire officielle dans un Etat laïc, pas plus qu’il ne peut exister de limite à la recherche de la connaissance; la seule limite, c’est l’appel à la haine. Lorsque celui-ci est constaté, il doit être sanctionné.
Liberté, droits humains et héritage
Le choc des civilisations qui se déroule sous nos yeux, une bataille concrète pour laquelle on meurt pour des idées, n’est pas restreint à la seule liberté d’expression. Elle repose sur la dignité humaine et le respect des différences, elle prend racine dans un concept élaboré durant des millénaires, celui des droits humains. La guerre est menée sur le front des droits des femmes, qui veulent une reconnaissance pleine et entière pour pouvoir participer au destin du monde. Les femmes veulent être libres, tout comme les hommes le sont. Libres de faire des erreurs, libres de faire de mauvais calculs, comme aurait dit Simone Veil. Le choc des civilisations est principalement un combat de droits civils et politiques (liberté de presse et association, participation à la vie politique pour tous, etc.), puisque les droits économiques, culturels et sociaux (droit au logement, à l’alimentation, au travail) comprennent une composante économique dont sont dépendants les Etats. Si l’on peut décréter que demain la liberté d’expression au Niger est totale, il en va différemment pour le droit à la sécurité sociale de ses citoyens. Les ressources nécessaire pour assurer la liberté sont minimes, alors que celles requises par l’Etat-providence sont gigantesques; il n’est pas question de prétendre que la première famille de droits est plus important que la seconde, mais il y en une des deux qui reste plus facile à mettre en oeuvre que l’autre. D’autre part, les droits économiques et sociaux sont moins sujet à polémique : personne ne va s’écharper autour de l’indigence des Etats-Unis à défendre le droit au logement des éléments les plus exclus du pays. Par contre, l’Arabie saoudite ne cesse d’être mise au pilori en raison de l’interdiction faite à ses femmes de conduire, ou pour administrer un millier de coups de fouets aux sujets qui critiquent la politique d’Etat. Les deux carences étatiques devraient choquer tout être humain, car dans les deux cas les Etats ont les ressources pouvant mettre fin aux violations, et refusent de le faire par simple idéologie. Mais voilà, personne ne va se faire sauter devant l’ambassade étasunienne en raison des exclus qui souffrent chez l’oncle, alors qu’on le fera avec joie si le New York Times venait à trouver le courage de publier des caricatures. Notre monde est parfois durement incompréhensible.
Malgré ses erreurs d’hier et d’aujourd’hui déjà abordées, la France a trouvé l’un des équilibres intellectuellement des plus intéressants, un modèle permettant de sauvegarder la liberté humaine. L’Etat garantit la liberté de ses administrés en protégeant leur droit à la différence. Sachant que l’humanité est de facto un agglomérat de personnes toutes différentes, il n’est pas d’autre solution pour vivre en bonne intelligence que la voie de la laïcité. L’Etat n’est pas là pour gommer ces différences, mais pour s’assurer qu’elles puissent s’épanouir. Les différences sont certes celles qu’on décide de voir, mais la construction de notre identité réclame des différences. Souhaite-t-on un Etat qui bride notre identité et nie ce que nous sommes, ou qui au contraire promeut l’identité et l’individualité ? C’est tout l’enjeu du combat de notre époque. Les révolutions arabes, pour la plupart avortées dans l’oeuf, procédaient en partie de cette soif de liberté et du refus de l’infaillibilité des dirigeants. Nous observons aujourd’hui des hommes et des femmes éclairés et souhaitant vivre dans une société lumineuse qui se dressent dans le monde entier, quels que soit leur confession, idéologie, ou régime alimentaire. Mais qu’on ne se leurre pas, dans le rang adverse, on compte aussi les bataillons. La liberté, une fois qu’on a bu à son calice, prévient généralement tout retour en arrière. Mais nombre n’ont toujours pas trempé leurs lèvres à cette coupe, apeurés par un goût nouveau et inconnu peut-être. Ceux-là ne vont pas facilement lâcher prise.
Mais qui aurait dit pourtant que l’Europe deviendrait un lieu où les canons n’auraient plus le droit à la parole, et où le cri de la liberté remplacerait le cri de guerre ? A l’histoire abominable de notre petite péninsule asiatique, les humains et les circonstances ont voulu que la rupture avec le passé soit irrévocable. Les manifestations sans comparaison, et surtout la compréhension qu’en ont eu les participants qui ont défilé en famille, démontrent que notre ADN européen est maintenant constitué de pans entiers de nucléotides libertaires, et qu’il est difficile, bien que jamais impossible, de revenir en arrière. Le décryptage de ces manifestations ne doit pas être trop angélique ni réducteur (contre-manifestation, participation de chefs d’Etats liberticides, etc.), mais il s’agissait là malgré tout d’une réaction de masse, émue et émouvante, pour regretter la mort de combattants pour la laïcité. Les Européens ne s’y sont pas trompés, ils ont compris ce qui est en jeu; il faut se tenir debout contre un ennemi qui veut nous remettre à genoux.
Cet ennemi n’est pas musulman, il est simplement dans la caverne platonicienne. Il ne fait que voir le feu, croyant voir là tout ce qu’il existe de lumière. Il est de notre responsabilité de ne pas nous laisser enchaîner dans la caverne, et même de nous assurer que les chaînes des occupants actuels de la caverne soient brisées. Les Lumières nous ont éclairées, nous Européens, tout comme la Renaissance a allumé le feu des Lumières. Il ne faudrait pas oublier que sans des hommes tels Averroès et d’autres contemporains arabo-musulmans, la Renaissance n’aurait pas vu le jour; les musulmans ont passé le relais à des Européens devenus trop ignorant pour lire leur propre histoire, il est naturel aujourd’hui de les en remercier comme il se doit, en respectant le cadeau qu’ils nous ont fait, et en portant au firmament la liberté, car nous la leur devons. Ce qui signifie non pas corriger leur manière de vivre, mais plutôt de soutenir les démocrates musulmans qui font la guerre contre l’obscurité depuis longtemps, en maintenant la flamme qui éclaire le chemin menant au dehors de la caverne. Battons-nous de toutes nos forces pour préserver l’héritage commun de l’humanité, car nous en sommes actuellement les dépositaires.
Il ne faudrait pas croire à un sens dans l’histoire, qui est faite d’opportunités saisies ou non. Mais on ne peut s’empêcher d’être optimiste, car la liberté, comprise sans nul doute de manière différente au fil de l’histoire, a toujours su trouver une place aux premières loges. Elle est instrumentalisée, maltraitée, mais toujours elle a avancé. Elle a guéri, semble-t-il, l’Europe de ses démons plusieurs fois millénaires, pour autant qu’un espace de 70 ans puisse convaincre que l’on a fait le deuil des millénaires précédents. J’aimerais voir, pour ma part, la déflagration mondiale actuelle comme un écho de combats qui ont été menés sur le sol européen autrefois. Plus encore, j’aimerais qu’une fois cette guerre terminée, les mêmes solutions soient appliquées au niveau mondial, comme autrefois elles l’ont été en France. Dans tous les cas de figure, nous avons payé un lourd tribut en Europe pour obtenir notre liberté. Il serait lâche aujourd’hui de reculer, ce serait faire peu de cas de nos ancêtres d’hier, mais aussi de ce que nous sommes devenus aujourd’hui. Si la survie de notre liberté passe temporairement par la critique radicale et blessante, soyons prêt à en payer le prix et refusons le confort – car celui-ci n’a qu’un temps.
La liberté, ça se défend
Musulmans, chrétiens, juifs, bouddhistes, hindouistes, animistes, polythéistes, soufis et athées de tous les pays, je vous emmerde. Idéologues de droite comme de gauche, je vous pisse à la raie. Académiciens, prolétaires, cadres du monde financier, puissent les furoncles proliférer sur votre visage. Femmes et homosexuels, je vous regarde comme on regarde les égouts d’Ulan Bator, avec pitié et dégoût. Noirs au gros sexe, Jaunes au petit kéké, Latinos qui se font plaisir aussi bien avec des humains qu’avec des chèvres, je vous souhaite de perdre votre virilité en vue de préserver l’humanité.
Hier je vous ai aimé, aujourd’hui je vous hais. Rassurez-vous, demain je vous aimerai à nouveau, même si vous ne m’aimez plus entretemps.
Votre article est magnifique et m’a permis de réfléchir sur beaucoup de choses. Merci à vous, et continuer à vous exprimer !