Si vous n’avez jamais entendu parler du département du Guaviare, en Colombie, ne vous le reprochez pas. Il n’y a pas à ma connaissance d’agence de voyage qui mette cette région à son menu, car elle souffre encore d’une sombre réputation. Les Colombiens la craignent, résultat d’une cinquantaine d’années de guerre civile. Et ils ont en partie raison, car il convient de faire attention, du moins lorsqu’on se rend au centre du département du Guaviare. Les seuls Colombiens que l’on y rencontre, à peu d’exceptions près, sont venus à la recherche de travail.
La Serranía La Lindosa
S’arrêter à cela serait toutefois manquer l’une des régions les plus formidables de la Colombie. Et pourtant, la Colombie a bien des lieux magiques; mais le Guaviare a une saveur de pierre brute après la pluie, d’arbres amazoniens immenses qui étirent leurs feuilles onctueusement sous les délices du vent bienfaiteur (il fait chaud!), de rencontres fortuites avec des animaux sauvages. Le Guaviare est un département brut, sauvage, où l’on vit avec des sombreros (chapeaux) de ganadero (cow-boy) tout en envoyant des messages whatsapp à sa famille de Bogotá. Où l’on rencontre de vieux ermites solitaires vivant sur des îles ou dans la forêt, et des dauphins joueurs cherchant le contact avec leurs cousins humains. Toute cette vie foisonnante prend place sur la Serranía de la Lindosa, un massif montagneux si peu connu qu’on ne le trouve pas sur Wikipédia (à la date de la publication du présent article). La Lindosa est une formation géologique d’origine précambrienne (entre -4,5 milliards /-500 millions d’années) offrant aux regards des spectateurs des tunnels massifs et secs habités par des serpents, des rochers en équilibre défiant la pesanteur, des rocs d’un noir profond et tranchant ainsi que des « villes de pierre », des cités minérales vieilles de 3 milliards d’années, qui forment des ruelles pavées de plantes singulières, telle la fameuse fleur du Guaviare, endémique et unique à la région. La Lindosa s’étend sur 12’000 hectares et compose le socle si typique du Guaviare. Elle n’est pas classé à l’UNESCO, alors que sa consoeur la Serranía du Chiribiquette, l’est depuis 2018. Le gouvernement colombien l’a néanmoins déclarée zone nationale protégée.
Les peintures rupestres du Guaviare
Mais le Guaviare c’est aussi ses peintures rupestres. Selon le ministre de la culture colombien, la Lindosa abriterait la plus grande concentration de peintures rupestres au monde. Il en reste beaucoup à découvrir, on parle de 70’000 peintures uniques dans la région. Mais la plupart des locaux vous dirigeront vers celles, splendides il est vrai, de Nuevo Tolima, facilement accessibles depuis San José. A moto d’abord, puis suivit par une petite marche de 30 minutes, pas plus. La route date certainement du précambrien aussi, mais elle reste totalement praticable. Et la magie du lieu de Nuevo Tolima ne laisse personne indifférent. On voit une paroi recouverte de serpents, de formes géométriques, d’animaux fantastiques (ou réels, selon certains archéologues imaginatifs), et d’êtres humains aux dimensions grotesques. On reste ébahi devant des peintures datées d’au moins douze mille ans.
Retour vers 12’000 ans dans le passé à Cerro Azul et Cerro El Raudal
Cependant, il existe au moins deux autres séries de peintures rupestres encore plus étranges, car elles possèdent la magie des contes nocturnes de coin du feu. Il s’agit des peintures du Cerro El Raudal et de Cerro Azul; elles sont moins connues que Nuevo Tolima, et pourtant bien plus intéressantes. Elles sont plus pudiques, et ne se découvrent qu’après quelques efforts mesurés. Rien de très compliqué, mais certains trouveront la promenade aventurière. Et c’est tant mieux.
El Raudal del Guayabero (les rapides du Guayabero) est un minuscule hameaux de six familles situé à une heure trente de lancia (bateau rapide) de San José, la capitale du Guaviare. On peut y accéder par voiture en une heure, mais ce serait se priver de la vision des berges majestueuses, ces rivages gorgés d’eau qui s’effondrent au fur et à mesure que vous les observez, et d’arbres aux racines aériennes qui défient, temporairement, les lois de l’attraction terrestre. Les dauphins vous accompagneront si vous êtes chanceux, et s’ils ne sont pas trop occupés à chasser leur pitance.
Le rio Guayabero transporte les bateaux à la façon amazonienne, faite de lenteur et d’aventures visibles et invisibles. Dans mon cas, ce fut très visible, puisque je suis resté coincé au milieu du fleuve deux heures durant avec des compagnons d’infortune, tous embourbés dans un banc de sable et cherchant à pousser le frêle esquif qui restait obstinément ancré. Des moments de rires et de partages avec les locaux ponctuaient les « 1-2… poussez ! ». C’est ainsi que l’on fait face à l’adversité dans toute la Colombie, mais en particulier au Guaviare, où la résilience des habitants est un vibrant défi à la guerrilla.
Toute une vie de labeur scientifique détruite par la science
Puis arrive avec délectation le moment où l’on accoste à El Raudal, minuscule hameau au bord du fleuve, vivant au rythme de la pêche, des dauphins et des martins pêcheurs. Mammifères et oiseaux vivent en harmonie grâce l’abondance des poissons, une manne providentielle qui semble ne jamais devoir s’épuiser. L’hébergement est vétuste, on prend ses repas sur une terrasse de béton, il n’y a pas d’eau courante, le confort est rudimentaire. Personne ne vient toutefois pour succomber aux délices de Capoue du Raudal, et on prend bien vite le chemin du Cerro (le sommet) El Raudal. Une petite marche de deux heures dans une splendide forêt vous permet d’admirer la faune et la flore de toute beauté. Des porcs sauvages vous bloqueront le chemin, des palmeras caminantes (palmiers marcheurs) agitent l’imagination et l’on se prend à rêver qu’elles se déplacent une fois le dos tourné. On arrive enfin au site protégé par un local, qui peut faire office de guide si vous le souhaitez. Il a adopté un vif ara rouge, blessé par une balle il y a plusieurs décennies et ne pouvant plus voler. L’osmose homme et animal classique en région amazonienne est parfaite: le perroquet donne au Guaviarense une amitié à l’homme solitaire, qui le paye du même en retour.
Après une très courte marche, le touriste se présente enfin devant une large paroi blanche, recouvertes d’art ancien rougeoyant et appelant à la contemplation. Des scènes irréelles s’offrent au spectateur, qui cherche à en décerner tant bien que mal le sens. Les pictogrammes dépeignant des animaux ont hanté l’esprit du professeur Fernando Urbina, qui en déduisit qu’il s’agissait de chiens de guerre hispaniques, et que les peintures remontraient à l’époque de la conquête européenne. La datation au carbone 14 révéla il y a quelques années que les scènes furent entreprises il y a quelques douze mille ans, broyant ainsi le travail de toute une vie du professeur colombien. Face au désastre, il refuse d’en démordre, et cherche à marier de manière impossible la théorie et les faits, postulant que les peintures ont été faites à différentes époques. On ne saurait l’en blâmer, ses décennies de travail sur les chiens de guerres hispaniques ont été anéanties par l’archéochimie en une seule analyse. Une fois rassasié du décors, on poursuit l’exploration pour atteindre un mirador, qui permet de contempler le Guayabero et réfléchir sur la vanité humaine.
Des cavernes et des chamans
La seconde série de peintures rupestres est encore plus envoûtante. Elle vous fait suivre les pistes de la spiritualité chamanique, même si l’on atteint Cerro Azul (le sommet bleu) à dos de moto, car la distance reste conséquente. Le chemin qui vous emmène sur votre troisième voyage, après ceux de Nuevo Tolima et Cerro El Raudal, vous propulse au cœur de la forêt guaviarense. Quelques singes roux et des zopilote (vautours) se feront entendre et peut-être apercevoir à travers la densité des arbres. Une grande quantité de palmeras caminantes balise le trajet, et les rayons du soleil peinent à traverser l’épaisse forêt. On est dans un lieu préservé, qui vous écoute lorsque vous marchez à pas chaotiques et cherchez sous l’effort à rendre votre respiration moins irrégulière. Mais la forêt devrait sauf erreur vous autoriser à atteindre les peintures rupestres de Cerro Azul, où vous aurez le loisir de reprendre votre souffle, bien que la qualité des vestiges des artistes des temps passés finiront par vous le couper.
Une paroi blanchâtre d’une quinzaine de mètres sera votre premier contact avec ces ancêtres dont on sait bien peu de choses. Similaire aux autres parois, elle est toutefois bien mieux conservée. Les déprédations locales ou touristiques n’ont pas encore commencé à entamer l’intégrité des peintures, pour notre plus grand plaisir. L’imagination débridée prend le relais devant ces formes anthropomorphiques vaguement batracienne, les formes géométriques régulières qui peuvent aussi bien signifier des champs agricoles que les étoiles dans le ciel. On remarque ce que l’on pense être des oiseaux au cou allongé et de nombreux animaux qui devaient peupler la forêt primaire de nos ancêtres. Et là, avec un peu d’attention, il se dégage un étrange dessin, avec une sorte d’animale qui semble tomber dans un piège; ce fut pour le moins mon interprétation toute personnelle. C’est là que mon guide me raconte une ensorcelante histoire, celle du dernier autochtone vivant dans les alentours de Cerro Azul. Peu après la découverte du lieu, cet indigène jeta un coup d’oeil à cette peinture a priori anodine. Après un examen minutieux, il déclencha les rires des locaux colombiens en affirmant qu’une grotte devait exister sur le sommet, menant à une nouvelle série de peintures. Personne n’avait jamais vu une telle cave, jusqu’à ce que… une caverne soit effectivement découverte. L’autochtone avait raison, mais la raison seule ne saurait expliquer pourquoi.
La grotte cachée s’atteint après quelques acrobaties réalisées au moyen de cordes, et complémente le parcours initiatique du visiteur. Aucune lumière ne perce la roche, et le seul ami fidèle qui vous empêche de trébucher dans l’obscurité est votre lampe-torche. Le chemin est long, et l’on se demande combien de temps ont dû déambuler les anciens artistes pour en trouver la sortie, car il s’agit d’un véritable dédale où l’on se perd même avec la lumière issue de la modernité. Une pause tous feux éteints s’impose au centre du parcours, pour écouter avec calme les chauves-souris qui volent dans toutes les directions. La légende veut que les Nukaks, l’un des derniers peuples de chasseurs-cueilleurs de la Colombie, refuse d’entrer dans la caverne. L’un de leur chaman serait entré en contact avec le gardien de la grotte, qui leur aurait définitivement interdit l’accès en raison d’une curieuse querelle d’esprits en concurrence. On reprend son chemin, espérant ne pas être pris pour un Nukak par le gardien, surtout parce qu’il faudra jongler avec des cordes pour redescendre.
Une fois traversé la caverne et cherchant à retrouver la vraie lumière solaire, on atteint le deuxième niveau de Cerro Azul. On espère qu’après tous les obstacles physiques et spirituels, le spectacle sera de qualité. Malheureusement, de nombreuses peintures n’ont pas bien résisté aux intempéries. Malgré l’intérêt certains de nombreux pictogrammes, il faut reconnaître que les peintures rupestres comme les théories archéologiques ne résistent pas à l’épreuve du temps et que, peut-être, le voyage compte plus que la destination. On dénote néanmoins quantité de formes géométriques, anthropomorphes, animaux et… de bien curieuses impositions des mains, en grand nombre ! Il ne reste plus qu’à admirer la splendide vue panoramique depuis le troisième niveau, et rentrer au Raudal.
C’est bien d’en parler, c’est mieux de visiter
Prochainement, le département du Guaviare deviendra un haut lieu touristique en Colombie. Les infrastructures actuelles sont insuffisantes pour accueillir un tourisme « classique ». Mais si vous souhaitez profiter d’une nature brute, d’habitants encore préservés des vices de la modernité et que vous soyez prêt à subir les affres du manque de celle-ci, votre cœur d’explorateur vous en remerciera. Des aventures et mille découvertes se cachent derrière chaque ruisseau, le vent souffle un chant de conquête, il serait dommage de se priver de l’une des plus belles régions de la Colombie.
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