Les crises naturelles peuvent être des opportunités pour les entrepreneurs. Ce que l’on sait moins, c’est que la recherche archéologique elle aussi a bénéficié d’une telle crise, sous la forme d’un tremblement majeur qui a secoué le Pérou en 1970. Lorenzo Alberto Samaniego Roman m’a expliqué lors d’une interview comment il a saisi sa chance pour restaurer le site archéologique de Cerro Séchin il y a maintenant 50 ans. Mais aussi comment des séismes plus personnels et intellectuels ont pu l’amener à renoncer à sa théorie défendue pendant toute sa carrière : Cerro Sechin ne serait plus, selon lui, un site de guerriers anciens. Compte-rendu de bouleversements au coeur du désert péruvien, l’épicentre des civilisations les plus anciennes des Amériques détectées à ce jour.
Le 31 mai 1970, un tremblement de terre de 7,9 sur l’échelle de Richter secoue la province centrale d’Ancash, au Pérou. On estime que 70’000 personnes ont perdu la vie par faute du séisme. Ce dernier avait atteint une telle magnitude que les pics enneigés de la région de hautes montagnes de Huaraz ont déversé eau et boue sur les habitants en contrebas. La colère de la terre a grondé sur les infortunés Péruviens, dont les anciens content encore aujourd’hui avec émotion le souvenir de ce terrible événement.
Le docteur Samaniego s’en souvient lui comme d’une période d’avancées pour le site archéologique de Cerro Sechin, puisqu’il piétine, comme jeune archéologue : “En 1969, j’ai travaillé pendant 3 mois à taper à toutes les portes pour obtenir des financements pour les fouilles du centre cérémonial. Personne n’était intéressé. A Lima (capitale du Pérou, ndlr) les ministres se désintéressaient du site, et nous n’avons pu que remettre quelques pierres en place. Puis tout changea avec le tremblement de terre”, raconte-t-il. “Mon projet de recherche soumis à Lima va soudainement passer au-dessus de la pile pour deux raisons. La première, c’est que les quelques pierres que nous avions remises en place s’étaient écroulées. On pronosticait le risque de perdre le site et le passé péruvien, si rien n’était fait. La seconde, c’est un changement politique favorable, avec un général qui, passionné par une présentation que je lui fis, me donnera son feu vert pour les fouilles et la reconstruction”. Le montant octroyé au projet se monte à 3 millions de soles (1 million de dollars), une somme conséquente pour un programme archéologique péruvien.
Le docteur en archéologie n’a qu’une licence en poche à l’époque (il obtiendra son doctorat en 1995), mais il s’est fait les dents au sortir de l’université sur les sites de Kotosh et de Chavín sous la direction d’archéologues japonais. “J’ai débuté sur des sites prestigieux, car ils ont contribué à faire progresser considérablement notre connaissance du passé péruvien. Et ces premiers pas furent réalisés aux côtés de grands professionnels, méticuleux et voyant loin. J’ai donc appris comment évoluer et faire évoluer un site de fouilles, mais lorsque je commence à travailler avec de grandes responsabilités à Cerro Sechin, je n’ai que… 28 ans !”
Le jeune homme ne perd pas de temps et commence à creuser. Il découvre de nouvelles pierres avec les reliefs si caractéristiques et uniques du temple de Cerro Sechin, et la réhabilitation de site est menée en parallèle. Il est fréquent que le personnel dorme à même le sol, il n’y a pas suffisamment de lits. La ville la plus proche, Casma, n’est qu’un village minuscule à l’époque. On est plein désert, et Lorenzo fait pousser des manguiers et autres arbres fruitiers, ou encore des légumes pour pouvoir manger plus régulièrement et se protéger du soleil. C’est dans un soucis d’auto-suffisance alimentaire qu’il crée son paradis d’éden, sans imaginer que ce qui est utile aux humains, l’est tout autant pour les pierres : “Aujourd’hui, on me dit que j’ai protégé le site en faisant baisser la température. A l’époque, on ne savait pas ce que l’on faisait, si ce n’est chercher à survivre dans des conditions difficiles”, se souvient l’archéologue. Les travaux, eux, avancent tant et si bien qu’en 1973 l’inauguration et l’ouverture au public du site peut avoir lieu. Mais de nouveaux changements politiques à Lima le forcent à renvoyer tout son équipe en 1974, et Cerro Sechin ne vivote plus que grâce à la générosité d’un ami de Samaniego qui possède une entreprise d’aciérie : “Cette aide externe m’a permis d’engager des gardiens pour sécuriser le site archéologique et accueillir les touristes, sans quoi les huaqueros (pilleurs de tombes) n’auraient rien laissé.”
Dans l’intervalle, Lorenzo obtient une bourse offerte par le ministre allemand de la culture pour étudier la muséologie en 1976, fait des économies et, à son retour du pays germanique, achète les terrains de Cerro Sechin – qu’il ne cédera au gouvernement que bien des années plus tard – et continue à travailler sous la supervision d’un responsable pendant deux ans. “On me nomme directeur du site en 1978, et je le reste jusqu’en 1985. Mon travail se focalise sur la rénovation de l’existant, sur la recherche de fonds pour des fouilles complémentaires, et surtout sur le développement d’un musée de site à portée régionale. Ce musée, une fois achevé, a contribué au développement de Casma. Si je suis fier de la transformation du village d’autrefois en ville prospère aujourd’hui, je ressens l’état actuel du musée du site, petit et ne reflétant pas la richesse archéologique de Cerro Sechín, comme un échec personnel”, confie Lorenzo.
Humble, l’archéologue l’est également sur son erreur d’interprétation de la fonction du centre cérémoniel. “J’ai longtemps été aveuglé par ma formation à l’occidentale. Sur le continent européen, la majorité des monuments sont liés à la guerre. Pas sur le continent américain. Je l’ai compris quand j’ai répertorié que 70-80% des figures sur le temple contenaient des références au sang. Le sang dans l’univers andin antique représente le sacrifice et la vie, pas la mort. Je ne peux plus soutenir que ce centre cérémoniel soit dédié à la guerre”, admet-il, repenti. Cette rectification n’a pas encore fait son chemin auprès des brochures explicatives du musée du site, des guides ou même des sites internet, puisque tous (en dehors des nombreux archéologues qui se sont opposés à l’interprétation de Samaniego dès le début) continuent à parler de temple de guerriers. “On évoque même des sacrifices humains à Cerro Sechín, alors qu’aucun indice abondant dans ce sens n’existe pour soutenir une telle hypothèse. Oui, beaucoup de choses me fâchent. Mais le plus grave, c’est peut-être le peu d’attention qui est donnée à la conservation du site. Il pourrait ne pas survivre à un nouveau séisme”, se lamente-t-il. “Le site de Cerro Sechin se meurt à petit feu. L’archéologue en charge des fouilles ne prête pas attention aux détails, comme de petites pierres qui s’intercalent dans celles plus grosses, et qui maintenant ainsi les reliefs. Lorsqu’elles tombent, on ne les remplace pas, ce qui fait courir un danger à tout le site. Nous sommes dans une zone à fort risque sismique.”
Des tremblements de terre majeurs ont lieu en moyenne tous les 50 ans au Pérou. Si le séisme de 1970 fut une chance pour Cerro Sechín et Lorenzo Alberto Samaniego Roman, le prochain à venir pourrait-il être un nouvel accélérateur pour une meilleure protection du site ? Le coût humain d’une telle catastrophe interdit de faire de tels paris sur le futur. Il n’en reste pas moins que les crises sont toujours des opportunités de changement, à Cerro Sechín comme ailleurs.