Une version de cet article est parue dans Le Courrier du 7 septembre 2020 : « L’enfer doré de l’Altiplano péruvien » .
« Ici, j’ai peur pour ma vie », m’avoue le maire de la Rinconada. « La vie d’un être humain ne vaut pas plus de 10 soles (3 dollars). Les gens se font tuer sans raison », m’explique Wildmer, un mineur péruvien dont les yeux me fuient et sa bouche s’occulte derrière un masque bleu de protection contre le COVID-19. La quarantaine n’est pas encore entièrement tombée au Pérou en ce mois de juillet 2020, mais il est possible de se déplacer dans le pays avec un peu d’astuce. Je me suis rendu dans la plus haute ville du monde, dans les hautes montagnes au sud du Pérou pour comprendre les motivations de ces hommes et ces femmes bravant des difficultés extrêmes pour leur quête de fortune rapide : le lieu se targue d’être un Eldorado moderne, regorgeant d’un or n’attendant que d’être découvert.
On vit à la Rinconada (région de Puno) comme au temps du far west. Située à 5300 mètres au-dessus du niveau de la mer, la violence, les conditions de vie rudimentaires et le sexe tarifé sont plus facile à trouver que les pépites d’or espérées. La ville abriterait entre 40 et 60’000 habitants, mais ces chiffres sont aussi variables que le taux d’or dans les veines des montagnes : on vient et on travaille à la Rinconada selon les ressources personnelles à disposition. Rien ne vit et tout doit être importé, car les animaux et les végétaux ne résistent pas à la pollution au mercure et au plomb qui s’échappe des mines. Il coûte cher d’entretenir une famille lorsqu’on rentre bredouille d’un travail éreintant ; les familles des mineurs investissent dans leurs enfants orpailleurs en espérant qu’un jour la fortune justifie les sacrifices. Certains se sont enrichis, certes, mais c’était à une époque où l’or était plus abondant qu’aujourd’hui. Pour la majorité des prospecteurs, la réalité est moins dorée.
Des conditions de vie spartiates
La Rinconada est un milieu hostile que l’on affronte qu’à condition de se persuader que le séjour sera court. La ville n’a pas d’eau courante. Pas d’eau de pluie. L’unique or bleu provient de la fonte des glaciers, mais l’eau est rare, chère, et n’est pas traitée pour la consommation humaine. Comment fait-on pour se doucher ?, je demande à ma logeuse lors de mon arrivée. « On ne se lave pas », me répond-elle sobrement. Avant de se raviser : « Il y a bien à quelques pâtés de maisons une douche publique, mais je ne sais pas dans quel état elle est ». J’en déduis que les habitants peuvent passer des mois sans se laver.
Heureusement, les températures évitent de se retrouver en nage : entre -10 et 10 degrés en moyenne sur l’année. Cela semble peu pour cette altitude, mais n’imaginez pas trouver réconfort auprès d’un chauffage centralisé ou d’appoint, cela n’existe pas à la Rinconada. C’est avec les pieds gelés que l’on s’endort sous de maigres couvertures trouées.
L’insécurité se coule dans les rues comme un ruisseau paranoïa fétide : les habitants sont méfiants, ceux qui acceptent de se livrer à un étranger sont rares. Ils savent que l’on tue et vole avec plus de facilité que l’on fait cracher aux mines leur trésor. « Il n’y a qu’une petite présence de l’Etat », déplore le maire de la Rinconada, Martin Apaza Jilapa. « Les gens n’osent pas sortir le soir », explique l’élu, dans sa cinquantaine. Dans la ville, la prostitution est rampante, et des femmes parfois insoutenablement jeunes peuvent être reluquées dans des maisons closes pour 5 soles (moins de 2 dollars), et être « louées » pour la soirée au tarif de 35 soles (10 dollars). L’espoir des uns se mue en désespoir de toutes.
Les immondices recouvrent la ville comme une métaphore du cœur putride de la Rinconada, et l’absence d’égout prévient l’assainissement naturel déchets à travers une putréfaction salvatrice qu’offrirait une température tempérée. Des rapaces et des mouettes s’activent pour réduire les ordures, et les hommes les enjambent se refusant à voir le pestilentiel de leur condition.
Il y a bien quelques petits centres de sport à ciel ouvert, offerts par les entreprises minières le plus souvent, où les habitants pratiquent leurs deux sports favoris : le football et le volley-ball. Pour ce dernier, on trouve des filets tendus sur les quelques rues planes de la ville (il y en a peu), et des parties s’improvisent à toute heure de la journée. Pour tromper leur ennui, femmes et hommes gonflent leur poumon d’un souffle défiant les lois du commun des mortels : il n’y aurait à cette altitude que la moitié de l’oxygène du niveau de la mer. Monter quelques marches laisse l’aventurier essoufflé, et il faut bien admettre que les Péruviens s’adaptent à l’altitude de manière stupéfiante. L’espérance leur fait accomplir des miracles, ou peut-être n’est-ce qu’un désespoir profond, car on vient dans cet enfer céleste que lorsque les options alternatives sont inexistantes. « Si j’avais d’autres choix pour nourrir ma famille, je ne serais jamais venu ici », admet Wildmer.
Le métal jaune, une quête de toutes les frayeurs
Je découvre la Rinconada alors que la ville commence à sortir de sa torpeur glaciale de pandémie. Il y a deux jours, cette ville n’était qu’un désert fantomatique gelé. « Tout était fermé depuis la mi-mars », m’apprend le maire Apaza Jilapa. Depuis 2010, il administre tant bien que mal une ville qui se rapproche lentement mais sûrement de sa mort : l’or commence à se faire désirer, les filons s’épuisent. On creuse de plus en plus profond, sans plan précis. Les puits sont creusés de manière anarchique. Lorsque les mineurs prennent le chemin des profondeurs de la terre, c’est avec la peur au ventre. « Chaque jour de travail est un supplice », me confie Wildmer avec une voix détachée. « Je ne sais pas si ma famille va me revoir ».
Pour conjurer le mauvais sort, les mineurs font des pagos (offrandes) à la pachamama (la Terre mère) et à Awichita (gardienne des montagnes). Ils déposent des feuilles de coca et de l’aguardiente (une liqueur) afin de s’attirer les faveurs surnaturelles de leurs protectrices. Confrontés à un monde dénué de toute prévisibilité, les Péruviens cherchent le réconfort dans l’imaginaire.
« Pourquoi prendre de tels risques ? », j’interroge Wilder, l’un des rares habitants à avoir accepté de me parler. « Parce que même s’il y a moins d’or, il est plus cher. Le gramme d’or est passé de 120 soles (35 dollars) en 2010 à 175 soles (50 dollars) en 2020 », m’explique-t-il de sa voix sans vitalité. Il poursuit, les yeux absents : « Cela fait dix ans que je travaille à la Rinconada, mais je n’ai pas encore trouvé de magot. C’est difficile pour ma famille ».
Si Wilder et tant d’autres mineurs vivent dans une pauvreté rance, c’est que les entreprises minières les emploient gratuitement. En effet, elles ont recours à une pratique dénommée le cachoreo, qui consiste à ne verser aucun salaire aux travailleurs mais à offrir à des groupes de mineurs, en contrepartie de leurs efforts, des portions de galerie à creuser. Durant un laps de temps limité, tout métal aurifère extrait appartiendra au groupe. En d’autres termes, les mineurs travaillent pour avoir le droit de jouer une partie de casino dans les tunnels. Il s’agit du secret pour faire accepter des conditions de travail et de vie déplorables à des Péruviens provenant de tout le pays. Une pratique peu scrupuleuse et qualifiée de travail forcé par l’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime. Un crime assumé et public, mais contre lequel l’Etat péruvien ne se mobilise que peu : le Pérou est le cinquième exportateur d’or au monde, et le premier d’Amérique Latine. On hésite certainement à faire du mal aux poules aux oeufs d’or.
L’avenir de la Rinconada
Les filons ne justifient ni le travail forcé ni les dommages irréversibles causés à l’environnement, la population péruvienne en semble consciente. Dans d’autres régions du pays, l’hostilité aux projets miniers est si forte qu’elle a parfois anéanti les appétits des plus grandes multinationales. Comme par exemple à Cajamarca, dans le nord des Andes péruviennes, où Newmont Mining Corp., la plus grande entreprise d’extraction aurifère au monde, a dû revoir ses ambitions à la baisse. En raison de la mobilisation constante des habitants qui refusaient de subir les conséquences écologiques et humaines du projet « Conga », et ce malgré les retombées économiques généreuses promises à toute la région, Newmont Mining Corp. a été forcé d’abandonner son dessein d’exploitation en 2018.
Mais quand bien même on sortirait cyniquement de l’équation les problématiques morales (conditions de vie, traite de femmes, travail forcé) et écologiques, la situation de la Rinconada n’a rien de pérenne. Le maire Apaza Jilapa me révèle que depuis dix ans, la production ne cesse de baisser. Les espoirs d’avenir sont maigres : « Il n’existe pas un vrai plan de développement pour la ville. D’autres villes plus basses peuvent compter sur l’agriculture et l’élevage. Ici, il n’y a même pas d’eau courante. Sans aide du gouvernement, cette ville est condamnée ».
Avant de prendre congé de cette ville où mes questions commençaient à attirer l’attention de manière inquiétante, je remarque qu’une distribution de petites boîtes (des vitamines, m’a-t-on dit) a lieu. Des enfants sont photographiés sous des bannières au nom de Golden Suisse, une initiative suisse qui viserait à soutenir la population infantile de la Rinconada depuis février 2020. La pandémie a mis un frein aux ambitions immédiates de l’initiative, qui semble avoir saisi l’opportunité de mettre en oeuvre son plan dans la ville minière dès que les routes n’ont plus été bloquées. Je discute avec Moros, un peintre péruvien, responsable d’une dissémination équitable des boîtes : « Je ne sais pas ce que nous distribuons, mais c’est une bonne action », m’explique-t-il. Je questionne à leur tour des parents pour me renseigner sur le contenu de ces « vitamines », mais ils n’en savent pas plus que moi.
La foi aveugle des miniers pour des produits qui pourraient combattre les carences alimentaires n’a d’équivalent que leur croyance dans une prochaine pépite qui les sortira de leur géhenne. Il est possible que ces vitamines soient utiles, mais que les parents ne connaissent pas la composition de ce qu’ils donnent à leur progéniture me semble terrifiant. Ne sachant plus à quel saint se vouer, les mineurs de la Rinconada sont la proie facile de tous les credos, d’ici ou d’ailleurs. La folie de ruée vers l’or et ses vices existe encore à 5300 mètre d’altitude, au Pérou.
c’est tres triste de constater ce genre de vie ,qui tue l’etre humain ou est l’hygiene
de vie,! les enfants sont voues a l’echec
aux yeux du monde moderne (dit-on) qui va ce pencher sur ce drame de vie courte et gachée ET on ose se plaindre:::::::::::::::
Bravo pour cette description. L’homme est à la recherche de sa survie, même dans les pires conditions. L’intelligence est remplacée par les superstitions, quand celle-ci n’a plus d’issue. C’est le casino comme tu l’exprimes très bien. Que cela soit à 5300 mètres d’altitude ou en bordure d’un étang pollué en plaine, le récit est le même. La misère (physique et ou psychique) sera-t-elle l’épreuve à affronter? Pourtant nous sommes des animaux dotés d’un cortex. Nous aiderait-il à nous en sortir dignement? Très difficilement, car d’autres cortex sauront exploiter les malheurs pour dominer.
Merci cher frère de nous avoir éclairé. Comme quoi, il est vrai que « tout ce qui brille n est pas Or » c est tout vrai au Perou!