Non, anonymat, jamais je ne t’ai aimé. Je t’ai utilisé avec lâcheté, certes, mais jamais tu n’as trouvé digne place dans ma conscience. J’avais recours à tes services honteusement, tel le voleur qui s’assure que personne n’observe. Tu ne m’as jamais rendu meilleurs, anonymat. Au contraire.
Tu es la voie royale de l’oubli, le chemin qui serpente vers ce qui jamais n’existera. Tu donnes raison à la mort, affirmant que nos actions sont vaines, que tout n’est que vanité sous le soleil. Et pourtant… tu cherches à me retirer quelque chose, mon identité. C’est bien que je suis, et que tu souhaites m’ôter la faculté de penser, maudite!
Tu es de mauvais conseil. Avec toi à mes côtés, je me laisser aller à mes pires basses. Tu flattes le moi pervers, inflexible, parfois ordurier. Ornant un masque vénitien, je navigue dans les eaux troubles de la mauvaise foi, du mensonge, du délire paranoïaque.
La démocratie requiert de vivre à visage découvert. Mes semblables, pour me faire confiance, ont besoin de me voir ouvrir ma large gueule sur des canines rassurantes. Ils doivent savoir que je leur ressemble, que nous vénérons les dieux identiques inscrits dans la constitution. Comment me fier à des bits et des bytes faits de bric et de broc, des insultes tapées sur clavier sans nom, traversant des fibres je ne sais où, et vomissant rabelaisiennement que je suis dans l’erreur ?
Je ne peux te faire confiance, homme au visage recouvert. Car dans une démocratie, à l’inverse d’une dictature, masquer le visage revient à se méfier des cosignataires du pacte social. Dans les pays où un tel accord n’existe point, on se protège du pouvoir arbitraire, des dénonciations mesquines. Une démocratie n’a que faire de tels artifices, nous nous connaissons, nous acceptons de perdre et de gagner dans l’isoloir.
Mais justement, pourquoi une cabine de vote ? Car j’ai confiance. Ce que je dis avant d’entrer est politique, et concerne la cité. Ce que je fais est de l’ordre privé. C’est parce que ma sphère, une fois isolée, m’appartient, que j’ai confiance en ton acceptation. Lorsque j’en sors, je me remets à te parler, à visage lumineux, et tu m’écoutes. Nous faisons à nouveau de la politique, ici comme sur les claviers rassemblés comme des milliers de lombrics remuant la terre. Nous sommes unis. Je dois pouvoir te regarder, savoir quel est ton nom, toi qui t’adresses si vigoureusement à moi.
Non anonymat, jamais je ne t’ai aimé. Il est pourtant facile de se laisser aller à t’aimer. Mais dans une démocratie, c’est de la lâcheté.