On pourrait croire que pour se rapprocher des cieux, les sommets montagneux seraient nos meilleurs escaliers, que leurs phalanges dressées retenant les nuages dans leur course offriraient aux alpinistes un spectacle unique de l’union du haut et du bas, entre Ouranos et Gaïa. J’ai découvert qu’il n’en n’est rien : le lieu le plus approprié pour assister à l’enfantement de Chronos et du temps est le Salar d’Uyuni, en Bolivie.
Recouvrant de sel une surface de 10’500 km2, le plus grand désert de sel au monde unit le ciel et la terre dans un calme olympien. Son horizon est une ligne interminable et impertubable, produisant des effets d’optiques surréels. Pour peu que l’on visite le Salar durant la saison des pluies de janvier à mars, le sol salin se couvre d’eau et transforme l’immense zone plate en un miroir narcissique poussant le visiteur à prendre autant de photos que ses appareils lui permettent. Le terrain devient un reflet divin autorisant toutes les fantaisies, et on s’empresse d’immortaliser son séjour dans ce lieu où le monde des rêves semble s’inviter dans notre monde.
Mais le monde de Salar a beau être unique, il n’est pas à l’abri des appétits humains. Il contiendrait le quart des ressources de lithium mondial [1]. Tout fabriquant d’appareil électronique, allant du smartphone à la voiture intelligente, nécessite ce matériau rare. Les enjeux sont donc colossaux depuis la découverte du lithium dans le Salar, et après un bref coup d’arrêt dû aux troubles politiques rencontrés par la Bolivie entre 2019 et 2020, les sondages des entreprises minières internationales ont repris. On ne voit pas comment l’exploitation massive de cette ressource n’aurait pas de conséquences sur le Salar de Uyuni : malgré les assurances qui seront assurément données, le sel ivoirien qui enrobe le désert risque de s’obscurcir. Le maire de la ville de Uyuni, Moises Cruz Santos, en charge de la ville de 50’000 habitants vivant principalement du tourisme ayant donné son nom au désert, me confie lors d’un entretien que “le lithium va effacer le Salar. L’argent est toujours gagnant.”
Les quelques dizaines de centimètres d’eau qui recouvrent le sol lors de la saison de pluie vont immanquablement être pollués. Or, rien que le passage d’une 4×4 dépose une trainée de diesel rendant impossible de photographier ces décors semblant venir d’un autre monde, qui ont servis à illustrer des oeuvres de fiction tel Star Wars VIII.
Les quelques centaines d’habitants de Colchani, le village le plus proche du désert salin, vivent du sel qu’ils extraient patiemment lors de la saison sèche, ainsi que du tourisme. Ils ne disparaitront certainement pas avec l’arrivée des exploitants miniers, ils creuseront pour du lithium au lieu de creuser pour du sel. Le travail sera plus difficile, plus dangereux, mais peu de personnes se préoccuperont de ces quelques villageois boliviens. C’est le lot des pauvres hères, d’être moins importants qu’un décors de conte.
Et des contes, il en existe pléthore dans la région. Avant l’arrivée du téléphone, il y a quelques 15 ans, beaucoup se sont perdus dans le Salar. Leurs fantômes resteraient près des voitures tombées en panne, que les malheureux ont quitté à espérant trouver de l’aide. En vain, le désert est à peine habité. Morts de froid ou de soif près d’une étendue d’eau imbuvable, leur âme serait frustrée par tant d’ironie. Les mêmes qui partagent cette histoire expliquent pourtant que le désert les protègent contre la Covid19; l’étendue de sel ne sauvegarde que certains élus, il faut croire.
On raconte aussi, avec moins de poésie, que le sel du Salar serait éternel. Il se reproduirait sans que personne ne sache l’expliquer. Les plus téméraires s’avancent à dire, dans une tentative de rationalisation scientifique, que des volcans souterrains feraient remonter l’eau qui s’infiltrerait depuis l’Océan Pacifique. D’autres encore décrivent sans expliquer des phénomènes défiant la chimie élémentaire : après avoir fait sécher du sel provenant du Salar, l’avoir baigné dans un simple verre d’eau, puis l’avoir séché à nouveau, il y aurait plus de sel à l’issue de cette seconde évaporation que lors de la première. L’auto-regénération du désert salin entier serait dû à ce phénomène inexplicable.
La magie terrestre et céleste de ce lieu risque de disparaître avec l’exploitation du lithium. C’est pourtant l’un des rares lieux sur cette planète qui permet à toute âme d’explorer le paradis avant que l’heure ne soit venue de hanter des épaves pour l’éternité. Les photographies rendent modestement hommage à l’une des grandes merveilles de notre planète. Et pourtant, seules ces images nous resteront pour perpétuer le souvenir d’un lieu enchanteur, miraculeux, digne d’enfanter des dieux.
Références
- Source 2020 : https://pubs.usgs.gov/periodicals/mcs2021/mcs2021-lithium.pdf [↩]