(Une version remaniée de l’article paru dans Le Temps)
Elles ne dépassent pas le mètre soixante. Elles portent la pollera de la cholita, comprendre la jupe traditionnelle des femmes de l’altiplano bolivien, ainsi que leurs deux longues tresses si caractéristiques. Elles sont connues dans toute la Bolivie comme les femmes traditionnelles lutteuses, les cholitas luchadoras. Des dames vêtues d’une robe que l’on rencontre plus communément dans les montagnes et les villages que sur un ring de catch s’affrontent devant les foules boliviennes, garnies des quelques touristes qui ont entendu parler de ce phénomène. Lorsque le spectacle débute, quelques lutteurs ouvrent les feux et se donnent du mal, mais sans parvenir à chauffer l’ambiance de la salle : les spectateurs sont venus pour voir les stars, les catcheuses porteuse de tresses. Dès que celles-ci font enfin leur entrée, les cris de joie fusent, on jette des morceaux de poulet sur celles qui ont le rôle de la mauvaise lutteuse. Comme dans la tradition du catch étasunien, les cholitas s’en prennent à l’arbitre, se couvrent de faux sang pour feindre des blessures, les spectateurs lancent les chaises sur leur passage lorsqu’elles sortent du ring pour poursuivre une combattante qui s’enfuit. Aucun élément ne manque au théâtre, le public est conquis.
Les débuts conflictuels de la lutte des cholitas
C’est à La Paz, la capitale de facto de la Bolivie, que ce phénomène a pris naissance. Denys Sanjines a été la première à créer, en 2004 la première lutte de catch dans la ville. « Nous vivions une crise sociale majeure en Bolivie, et la lutte traditionnelle, importée du Mexique dans les années 70 ne trouvait plus son auditoire. Les gens cherchaient quelque chose de nouveau pour oublier leurs malheurs », se souvient Denys. « Il existait déjà des combats féminins entre cholitas, mais c’était un spectacle terrible : les femmes étaient moquées, ridiculisées, et sexualisées. J’ai cherché à offrir une exhibition plus positive, aussi bien pour le public que pour les femmes lutteuses : un véritable sport professionnel », s’enthousiasme l’entrepreneuse bolivienne.
En parallèle, Denys surfe sur la vague des changements sociaux qui se déroulent dans le pays : des cholitas parviennent à de hautes fonctions gouvernementales, elles prennent progressivement conscience de leur citoyenneté et se risquent à entrer dans les cafés ou les banques qui les refusaient sèchement. Le combat des cholitas au début des années 2000 en Bolivie, c’est avant tout celui d’être reconnues comme des êtres humains à part entière, un combat repris par le président Evo Morales (2006-2019), le premier président bolivien autochtone. Dans un contexte de mutations profondes en Bolivie, Denys Sanjines saisit l’opportunité de mettre des cholitas en avant et les aide à dépasser leurs appréhensions, car « elles étaient considérées comme des paysannes ignares, des citoyennes de seconde classe tout juste bonne à faire le ménage. Le mépris à l’époque était palpable », explique la femme d’affaire.
Un message féministe
Le message est semble-t-il passé : les cholitas se sont lancées dans la lutte suivant les pas de leurs homologues masculins. Timidement au début, elles n’étaient qu’une poignée. Les Boliviens traditionnalistes voient d’un mauvais oeil ces femmes en robes qui se prennent au sérieux. Mais Denys tient bon, et décline même l’idée sous d’autres formes, comme les cholitas escaladeuses devenant guides de montagne pour touristes. Elle ouvre une agence de voyage se spécialisant dans le soutient des femmes du quartier défavorisé de l’Alto de La Paz, et les clients étrangers se bousculent au portillon. Le changement est en marche.
Le cas de Maribel Mamani Riveros, 23 ans, connu sous le nom de scène « Anabel », est à ce titre emblématique. Alors qu’elle n’a que 17 ans, Maribel s’immisce dans un spectacle de catch. Elle reste époustouflée par ce qu’elle découvre : « Je n’avais qu’une envie, ressembler à ces femmes qui courraient et sautaient sur le ring. Les clameurs de la foule me transcendaient », confie-t-elle. « Je voulais faire partie de ce mouvement, et montrer qu’une femme peut être aussi forte qu’un homme ! », fait-elle, exaltée. En effet, une partie du spectacle de catch voit les lutteuses être opposées aux hommes. « C’est une choix des cholitas. Je ne l’avais pas envisagé au départ, mais elles souhaitaient prouver qu’elles savent se défendre, et qu’elles n’ont pas peur de se mesurer aux lutteurs », précise Denys.
Maribel est mariée à un lutteur, ce qui lui assure la bienveillance de son époux sur son choix professionnel. Ses parents, raconte-t-elle, sont toujours effrayés par les risques de son métier, mais elle n’a jamais rencontré de résistances machistes dans son entourage. « Les mentalités ont évolué. Dans les années 2000, l’environnement des cholitas était bien différente. Il est bien plus facile d’être lutteuse en jupe aujourd’hui », fait Denys satisfaite. En effet, propulsé par les touristes toujours plus nombreux aux spectacles, on trouvait à La Paz, avant la pandémie de Covid-19, de nombreuses salles offrant des combats de cholitas au centre-ville, emboîtant le pas à l’idée originale de Denys. La multiplication des scènes produit de nouvelles vocations, de plus en plus de jeunes femmes rêvent de devenir catcheuses et veulent tâter son aspect théâtral, ce qu’Anabel avoue son pudeur être une des raisons majeures de son choix.
La pandémie oblige toutefois Denys et ses suiveurs à fermer boutique. L’entrepreneuse n’a rouvert les portes qu’en janvier 2021, et la foule est presque uniquement composée de locaux. « On ne peut pas arrêter la lutte », souffle Maribel, « lorsqu’on arrête de s’entraîner, on ne peut plus reprendre. Mon deuxième enfant est né il y a six mois, en pleine pandémie, mais je me suis remise à l’entraînement dès que j’ai pu. Et je suis satisfaite de pouvoir monter sur le ring à nouveau », explique avec conviction la cholita, tout en montrant ses muscles. La jeune femme s’entraîne tous les après-midi pour s’exercer à tomber sans se blesser : mais en ce soir de spectacle, elle se tordra la cheville, ayant atterrit un peu brusquement sur le sol. Peu importe, Maribel sourit, satisfaite de pouvoir combattre : « Depuis la reprise des shows, nous ne gagnons pas beaucoup. Mais pourvoir profiter de la passion du public, c’est plus important que tout ».
Les cholitas luchadoras ont démontré qu’il ne faut pas s’arrêter aux apparences. Une femme pauvre et en tenue traditionnelle peut participer à des spectacles sportifs autrefois réservés aux lutteurs masculins seuls. Elles ont également su prouver qu’un sport populaire et violent pouvait servir la cause féministe. Petites, en jupe et avec des tresses, ces femmes sont prêtes à tout pour suivre leurs passions.