Les vrais héros de l’Amazonie

Lorsqu’en janvier 2006 le gouvernement d’Evo Morales s’installe à la tête de la Bolivie, la victoire symbolique des peuples opprimés se répand dans tout le pays puis dans toute l’Amérique Latine, où les peuples autochtones célèbrent que « l’un des leurs » soit parvenu aux fonctions suprêmes. Dans cette nation enclavée d’Amérique du Sud, les paysannes cholitas ne peuvent ouvrir de compte bancaire, les autochtones sont ignorés, l’égalité des chances un concept que l’on préfère cantonner aux télénovelas. L’enthousiasme transporte les Boliviens qui espèrent pouvoir mettre fin à 5 siècles de pouvoir détenu par les hispanodescendants.

Evo Morales n’est pas le héro que l’on prétend

Ils vont toutefois déchanter devant les actions du « président autochtone », mais le propre des légendes est de se moquer de la réalité. Le président Morales a gagné l’estime des intellectuels de gauche de Bolivie et du monde entier, des défenseurs de la cause autochtone, et même des autochtones eux-mêmes des pays voisins. Les peuples indigènes boliviens ont beau crier à l’usurpateur, ils ne font pas le poids face à la déferlante panégyrique dans les médias.

Il est difficile de se débarrasser de tels préjugés. Mes propres fondations ont commencé à trembler lorsque, au hasard des réseaux sociaux, je découvre une ONG d’autochtones nommée CONTIOCAP qui se réjouit en 2019 du départ d’Evo Morales, à la suite des remous provoqués par sa réélection anticonstitutionnelle à un troisième mandat. Immédiatement, je pense à une opération étasunienne pour ébranler le pouvoir de gauche dans le pays sud-américain. Un classique dans le domaine, mon passé de défenseur des droits humains m’a fait rencontrer une foultitude de fausses ONG. J’épluche le parcours de l’organisation anti-Morales, pensant rapidement pouvoir la démasquer au moyen des informations publiées sur internet : je reste perplexe devant les renseignements que j’analyse, rien ne semble la lier au pays nord-américain. J’oublie l’histoire, jusqu’à ce que je me rende en Bolivie.

Lors de mon voyage dans le pays en 2021, je fréquente une population disparate plutôt de gauche (paysans, intellectuels, religieux, travailleurs sociaux). Je traverse des lieux isolés, visite ses montagnes intactes, travaille dans ses villes, explore les terres basses (la jungle). Et je m’étonne de l’uniformité des discours des habitants : à l’unisson ou presque, les Boliviens s’accordent pour dire que l’élection d’Evo Morales en 2006 est un changement cataclysmique pour le pays. Son impact dans les campagnes a été notable, débloquant pour la première fois de l’histoire des fonds pour construire des ponts, des centres de santé, fournir l’électricité aux communautés reculées. Les paysans sont ravis, les citadins reconnaissent que la discrimination à l’égard des campagnes était insoutenable. Mais on reconnaît également le dédain de Morales pour la place de la femme, son inaction pour la protection des peuples autochtones, son aversion pour le processus démocratique bolivien, et même sa bienveillance à l’égard du développement du trafic de narcotiques dans le Chapare. La réalité m’étouffe : cet homme auto-proclamé autochtone, adulé par ses semblables de toute l’Amérique Latine, serait-il un imposteur, comme le suggérait CONTIOCAP ? C’est en me rendant dans l’Amazonie bolivienne, dans le Beni, que je fais la rencontre d’Alex Villca Limaco, un autochtone uchupiamona défenseur des droits humains et protecteur de la nature qui affronte le gouvernement bolivien et les multinationales depuis de nombreuses années. Première coïncidence, Alex se trouve être le porte-parole de l’association CONTIOCAP, cette association dont je ne pouvais concevoir la légitimité. Un curieux hasard, qui sera suivi par d’autres.

Sous forme d’interview réflexive, je présente nos échanges qui me semblent indispensables pour comprendre le quotidien d’une communauté qui pour sa survie a lutté contre Evo Morales hier, et aujourd’hui le parti politique MÁS créé par ce dernier.

Alex Villca Limaco

 


– Pourquoi penses-tu que le gouvernement Morales vous a laissé tomber ? J’ouvre les feux d’un dialogue qui durera près de 5 heures, où nous parlerons aussi bien d’écologie, de politique que d’économie.

– L’argent, le pouvoir, je ne sais pas. En 2005, j’ai activement pris part à sa campagne électorale dans ma communauté. J’encourageais mes oncles, mes parents, mes amis à voter pour Evo. Je voyais en lui la clé du changement. Ma famille me disait que j’étais naïf, que son élection ne changerait rien pour nous, me répond l’activiste amazonien avec un visage grave. Avec le temps, j’ai compris qu’ils avaient su juger avec prescience le nouveau président.

Je cherche à comprendre les motivations de l’homme qui me fait face. Je l’observe, et peine à reconnaître l’origine de ses traits qui ne me semblent pas entièrement amazonien. Alex me révèle que les Espagnols, lors de la colonisation de la région au 17e siècle, ont embarqué avec eux des Quechuas (les descendants des Incas) pour qu’ils se chargent de communiquer avec les indigènes, car les Espagnols qui avaient déjà appris le quechua se décourageaient devant la multitude de langues de la région. Peut-être pensaient-ils que la tâche serait plus facile pour des habitants du même continent, l’histoire semble ahurissante.

Alex est membre de la communauté autochtone uchupiamona, composée des descendants de deux familles ayant survécu aux massacres des conquistadors, dont les deux derniers locuteurs parlant uchpiamona sont morts dans les années 1880. La société amazonienne a survécu en raison de son mélange avec les Quechuas, les Aymaras, et sûrement quelques Espagnols. Elle est une survivante métisse, mélangeant ses traditions ancestrales avec la modernité. Quelques communautés sœurs, beaucoup plus enfoncées dans la jungle, refusent aujourd’hui encore le contact avec les « colons » (incluant dans ce terme les communautés aymara et quechua de l’Altiplano), « mais un jour la modernité se présentera à eux aussi », glisse Alex.

– Pourquoi prendre ces risques ? Lorsque tu combats le gouvernement bolivien et les multinationales étrangères, tu n’as pas peur ?, questionne-je l’activiste. Il réfléchit un moment, puis se lance dans un monologue.

– Je viens d’une famille humble. J’ai eu la chance d’obtenir de l’aide – et c’est ironique – de religieux européens pour suivre une formation de base hors de ma communauté. Puis j’ai obtenu une bourse par le biais de la coopération belge pour étudier à l’université. Durant mes études supérieures à La Paz, j’ai fait le travail de trois personnes durant le week-end pour gagner ce qu’il me fallait pour survivre. Une fois l’université terminée, j’ai rapidement trouvé un poste de garde forestier dans le parc de Madidi, proche de Rurrenabaque, pas très loin de ma communauté. J’ai appris à aimer la nature, tout en me rapprochant de nos cultures. Il se tait quelques instants, comme pour mesurer la portée de ses mots, avant de se lancer à nouveau : « Non, je n’ai pas peur. Je travaille pour quelque chose de plus grand que moi : mes ancêtres et la nature. Je suis insignifiant en comparaison de cela. Si je dois mourir, j’accepterai mon destin. »

L’homme parle beaucoup, mais je suis frappé par son manque de passion apparent. Il est réservé, presque stoïque : j’interroge un soldat en mission. Il connaît les risques de son engagement, et je ne peux croire qu’il se lance dans un combat tel que le sien sans émotion.

Nous abordons les raisons de sa lutte. C’est avec un ton monocorde qu’il m’avoue que l’élection de Morales en est la cause première :
– Peu de temps après son arrivée au pouvoir, les projets d’envergure ont débuté dans les territoires autochtones. Le gouvernement voulait s’approprier nos terres ancestrales et en extraire ses richesses. D’autres membres de ma communauté se sont également battus, comme Ruth. Ruth, qui n’a jamais eu confiance en Evo, m’a lancé un « je te l’avais bien dit » après l’élection de Morales et que j’aie ouvert les yeux sur sa politique prédactrice, fait l’activiste en lâchant un sourire. « On nous a expulsé tous les deux du directoire autochtone du village de San José, un organisme de notre propre communauté, car on estimait que nous étions trop durs avec le gouvernement. Evo Morales était encore en état de grâce, même chez nous, alors que nous étions des victime directes de ses politiques. » Il s’interrompt un instant pour se remémorer des éléments qu’il connaît par cœur, puis reprend : “Pourtant, l’histoire nous a donné raison, à Ruth et moi-même. Les peuples qui n’ont pas combattus se sont fait expulser de leurs territoires. Un peuple sans terre est un peuple sans avenir. Ces peuples indigènes qui ont pensé pouvoir être conciliants avec le pouvoir de La Paz ont eu tort. Ils ont chèrement payé leur naïveté, car une fois les terres perdues, il n’y a pas de retour en arrière possible. Je veux éviter qu’il nous arrive la même chose, c’est la raison de notre combat, et pour l’instant nous tenons bon”, termine-t-il d’un ton convaincu.

– « Quel est ton combat que tu estimes être le plus emblématique ? Tu en as mené beaucoup, mais il y en a bien un de plus symbolique », je m’aventure à demander à Alex.

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– « Je n’ai jamais pensé devenir défenseur des droits humains, jamais. Je pensais vivre une vie plutôt tranquille, gagnant ma vie avec une petite entreprise d’écolodge que j’ai créé. Mon engagement d’activiste est, assez ironiquement, dû à l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir. En 15 ans, j’ai mené de nombreuses manifestations : mais obtenir l’arrêt du projet de la centrale hydro-électrique des Chepete et Bala est sans aucun doute l’une de nos plus belles victoires. » Je note en écoutant mon interlocuteur que, tout comme avec la plupart des indigènes que j’ai rencontré dans mon existence, le « nous » collectif revient la plupart du temps pour parler des combats et des succès, même dans les cas où ils seraient dus à lui seul. Mais Alex continue avant que je réfléchisse plus en avant sur la pensée collective indigène. « La Bolivie produit aux alentours de 2600 MWh, et n’en consomme que deux mille. Nous sommes un pays exportateur d’énergie qui reste obsédé par la volonté de produire plus encore. Le gouvernement s’est mis en tête de construire de nombreux barrages hydroélectriques en Amazonie. Dont au Chepete et Bala, deux projets qui auraient forcé de nombreuses communautés à plier bagage. Morales, qui a promis de faire de la Bolivie le cœur énergétique du continent, a poussé pour la construction de ces deux barrages. Sans tenir compte de l’obligation constitutionnelle obligeant les pouvoirs publiques à consulter les habitants préalablement à tout projet pouvant engendrer un impact sur leurs vies. La Paz avait dû penser l’affaire conclue, et nous leurs avons démontré le contraire. Les locaux ne voulant pas se laisser faire, nous avons organisé des protestations, alerté la presse et, après un long combat, nous avons gagné », déclare l’activiste satisfait.

Pourtant, Alex reconnaît plus tard que la bataille n’est pas gagnée : le projet a été remis sur le tapis par le nouveau gouvernement bolivien, mené par Luis Arce, nouveau président du pays. L’Amazonien s’attend à une lutte âpre, car il ne doute pas que cette fois-ci les multinationales se lancent dans une campagne de dénigrement de CONTIOCAP, son association au discours tellement inattendu qu’on peine à le croire. Ses forces sont lancées dans la bataille contre certains membres de sa communauté, prêts à pactiser avec l’ennemi malgré les risques, contre ses opposants qui veulent lui imposer des projets électriques démesurés bien sûr, mais aussi contre ses frères autochtones d’autres pays. Des alliés, Alex va les chercher au niveau international, où il s’époumone à raconter son histoire aux personnes d’influence.

C’est ici qu’Alex me raconte une histoire troublante faite de coïncidences et disputes intestines. En 2019, l’Uchupiamona s’est rendu à Genève dans le cadre d’une rencontre internationale de droits humains. Il s’est envolé pour  la ville au jet d’eau et siègle européen de l’ONU grâce au soutien d’UPR Info, une ONG internationale protégeant la voix de la société civile dans l’enceinte onusienne du Conseil des droits de l’homme. Il m’explique que lors d’une réunion organisée par cette ONG, il a pu exposer la réalité du terrain auprès de diplomates, présentant combien le gouvernement Morales se moquait de la cause autochtone.

– « Les réactions d’associations de frères autochtones de la région et qui écoutaient mes discours ont été virulentes. Ils ont quitté la salle en me qualifiant de traître, supposant que j’étais aux ordres des États-Unis. Comment un indigène peut-il oser critiquer une président indigène, alors tous les peuples premiers de la Terre rêvent d’avoir un leader issu de leurs rangs pour diriger le pays ? Nous étions vu au mieux comme ingrats, au pire comme des agents infiltrés par les renseignements occidentaux. »
Je reste perplexe devant cette histoire, cherchant mes mots. CONTIOCAP est l’organisation qui m’a guérit de mon ignorance sur la situation en Bolivie, et par un curieux hasard je m’entretiens avec son porte-parole. Et il se trouve qu’UPR Info est une organisation non-gouvernementale que j’ai cofondée il y a plus d’une décennie, pour la quitter il y a des années. Lorsqu’Alex se fait un devoir de m’expliquer ce qu’est UPR Info, se méprenant sûrement sur mon regard interloqué, je l’arrête :

– Je connais bien UPR Info, mon frère, j’ai participé à sa création.

C’est au tour d’Alex de me regarder avec étonnement :

– Il existe des forces qui nous dépassent. Ces hasards n’en sont pas. On doit rencontrer les gens que l’on rencontre. Tu n’es pas dans le département du Beni par hasard. Tu as un rôle à jouer, me dit Alex sur le ton du comploteur.

Je préfère quant à moi croire que le monde est un chaos dénué de sens où nous cherchons à rationaliser a postériori tout ce qui nous arrive et omettons bien commodément les occasions ratées. Je garde pour moi mes pensées et encourage l’activiste à poursuivre.

– Malgré nos défis pour nous faire entendre à l’intérieur et à l’extérieur du pays, je ne suis heureusement pas seul : 36 « résistances » sont membres CONTIOCAP, des alliés allant du simple paysan sans terres à l’organisation proprement structurée. Ce sont des victimes qui se sont levées contre les projets de Morales des quatre coins du pays. Je n’imaginais, au début, inclure des communautés non-autochtones de paysans aymara et quechua.

– Pourquoi ça ?

– « Je voyais les Aymaras et Quechuas comme inféodés au gouvernement. Je ne pensais pas trouver parmis eux des victimes qui pourraient être solidaires de notre cause. Car eux aussi souffrent de la désappropriation des terres à des fins extractivistes. Les multinationales ne font pas de discriminations entre les autochtones et non-autochtones : elles vont là où il y a des bénéfices à réaliser, que ce soit l’Amazonie ou l’Altiplano, peu importe », clame-t-il.

Nous continuons notre échange jusque tard dans la nuit. Comme il se doit, nous parlons de nos propres vies, et l’Uchupiamona m’interroge sur ma familiarité avec les autochtones latino-américains.

– J’ai vécu avec quelques-uns. Les Qeros au Pérou, les Kogis en Colombie, et les Bribris au Costa Rica.

De nouveau ce regard.

– Mon cousin est parti au Costa Rica pour un échange interculturel avec les Bribris.

Les coïncidences s’accumulent, et nous partageons comme deux frères qui se seraient perdus de vue. J’apprendrai plus tard que son cousin avait passé son séjour au sein de la même famille bribrie qui m’avait précisemment accueilli. Les Bribris sont environ 10’000 en Amérique Centrale, ce hasard est déstabilisant. Mais Alex, peut-être convaincu que le destin m’a mené auprès de lui, me demande si je veux rencontrer Ruth Aliapaz, une activiste dont il a précédemment fait mention et reconnue internationalement comme une farouche défenseuse de la cause autochtone. « Bien sûr que je le veux ! », fais-je enthousiaste. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain.

Je passe la nuit à méditer sur les hasards de la vie ; je souhaiterais que ces puissances qui réunissent les individus puissent par la même occasion protéger les causes justes.

Ruth Aliapaz

Je découvre Ruth le lendemain, une femme débordant d’énergie et de sourires dans sa cinquantaine. Elle compense sa frêle stature par une volubilité rayonnante. Nous sympathisons immédiatement et parcourons les guerres qu’elle a menées. Elle me retrace comment son peuple ainsi que le curé de son village refusaient qu’elle fasse des études : mais qu’inspirée par la figure paternelle de son grand-père, chef du village de San José, elle a franchi toutes les barrières qu’une société patriarcales interpose entre une femme et sa libération. Son enfance a été marquée par un grand-pèrela familiarisant avec toutes sortes d’activités d’habitude réservées aux hommes, comme la chasse. Et par sa curiosité sans bornes, la poussant à écouter aux portes et lui permettant de s’initier aux discussions politiques et de toutes ces choses dont une femme devrait rester à distance.

– On m’a toujours sous-estimé en raison de mon sexe. Je me souviens d’une réunion d’autochtones, il y a bien des années. Nous avions à statuer sur la meilleure réponse à donner aux autorités sur une affaire mineure. A mes yeux, elle ne semblait pas mineure, mais je me suis assise et ai écouté les hommes parler entre eux. Beaucoup de chefs parlaient quechua, une langue que l’on ne parle que rarement dans la forêt amazonienne. Mais mon peuple la parle, et j’ai observé un groupe influant débattre de la nécessité de s’opposer à un projet qui déplacerait quelques familles indigènes, ne pensant pas q’une femme des terres basses puisse les comprendre. Chacun se plaignait des dommages qu’une opposition organisée ferait courir à ses liens privilégiés avec le gouvernement : des ponts à réaliser, un neveu à faire entrer à l’université ou un cousin à qui il faut trouver un travail de fonctionnaire. Lorsque les Quechuas se sont rassemblés avec le reste des autochtones, les discussions ont été menées en espagnol. Et le groupe que j’avais espionné harangua les autres frères faisant valoir qu’un petit déplacement de population ne valait pas la peine de mobiliser tous les peuples indigènes, car nous aurions plus à perdre qu’à gagner. Instinctivement, je me suis levée et les ai pris à partie : les invectivant sur leur lâcheté et leur népotisme, j’ai critiqué vertement leur choix de ne pas se battre afin de préserver la construction d’un pont qui dure 50 ans, ou pour un poste qui subsiste encore moins longtemps. Alors qu’un territoire, lui, il est éternel. J’ai conclu en criant que si dans la salle personne n’avait les roubignoles pour défendre nos droits, j’aurais les seins pour le faire, rougit-elle à l’évocation du souvenir cocasse. J’ai toujours été une femme timide. Même si ça ne se voit pas !, explose-t-elle de rire.

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– Toi aussi tu connais UPR Info ?, j’enchaîne.

– Oui, bien sûr ! J’ai voyagé à Genève grâce à eux pour convaincre la communauté internationale que Evo Morales n’est pas la personne que tout le monde croit. Pourquoi cette question ?

Elle rit face à mon explication. Plus tard, il sera question de savoir comment Ruth et moi-même donneront un cours sur un processus de l’ONU que je connais sur le bout des doigts à des activistes autochtones répartis dans le pays. Je découvrirai à cette occasion une application de vidéoconférence que le monde entier utilise mais qui m’était inconnue jusqu’alors, Zoom. Tout cela dans le coeur de l’Amazonie. Mais tout cela est pour plus tard, pour l’heure il est l’heure de m’enfoncer avec mes nouveaux amis dans la jungle amazonienne, une forêt bien moins dangereuse que ne laissent croire les documentaires faisant la part belle aux tarentules et aux crocodiles, dont les Européens sont abreuvés dès l’enfance. L’Amazonie semble vide à ceux qui n’écoutent pas le chant des oiseaux, contemplent les fourmis qui découpent avec insistance les feuillages. L’Amazonie est une guetteuse qui dérobe les animaux pour les protéger de ses prédateurs.

Le combat d’Alex et Ruth : le Chepete et le Bala

Alex et Ruth ont décidé de me montrer les lieux retenus par le gouvernement pour établir les barrages hydroélectriques de Chepete et Bala. Et c’est là, devant les beautés de l’Amazonie, avec une fleuve brun si typique de la région et qui lèche la berge à nos pieds, que les deux Uchupiamonas s’ouvrent totalement à moi, avec une tendre sincérité.

– On ne veut pas disparaître comme d’autres avant nous, commence Alex. Je connais les Mapuche du Chili. Ils sont en voie d’extinction en raison de l’idéologie du progrès. Le Chili est la référence en matière de développement en Amérique du Sud, mais le prix à payer est la disparition des traditions des indigènes. Ce sont des choses qui chez vous se questionnent ?, s’enquière-t-il.

– « Franchement, non. » Je réponds sans hésiter. « On en parle superficiellement, on donne un peu d’argent aux ONG pour mitiger les impacts de notre mode de consommation, on élit des représentants verts qui s’occupent des arbres dans les villes et il y a bien quelques likes pour Greta Thunberg sur twitter, mais je ne connais personne qui ai changé réellement son mode de vie. Je veux dire intérieurement, philosophiquement et pratiquement. Il y a vingt ans, lorsque je parlais d’écologie autour de moi, on me regardait avec méprit en m’opposant que « c’est le progrès ou la bougie ». Je ne pense pas que les pensées profondes des Européens aient bougées d’un iota, malgré les apparences. » D’habitude, je garde pour moi mes noires pensées, mais la sincérité des deux activistes est contagieuse.

Alex me regarde pensivement. Ruth observe quelques fourmis balles, les fourmis à la piqûres la plus douloureuse du règne animal. Je m’écarte en évitant de les écraser tout en m’abstenant d’offrir mon corps en pâture à ces terribles insectes.

– « Nous avons un défi à relever », continue Alex de sa voie monocorde. « On doit poursuivre notre lutte d’opposition, il n’y a aucun doute. Mais on ne peut se contenter de résister, il nous faut aussi proposer des solutions de rechange. Et malgré nos réflexions en commun, nous ne parvenons pas à proposer des solutions globales qui nous sauvegarderaient et permettraient de faire croître l’économie. »

Je ne souhaite pas décourager plus l’activiste et tait mes pensées cette fois-ci. Je suis arrivé à la conclusion pour ma part que le remède au changement climatique est la décroissance. Ce qui signifie soutenir des politiciens qui promettraient à leur population plus de pauvresse. Je n’imagine pas qu’un citoyen, où qu’il soit, puisse glisser dans l’urne de vote un soutien pour quelqu’un qui lui proposerait de s’appauvrir.

– « Nous ne sommes pas contre le développement », fait Alex comme s’il lisait dans mes pensées, « mais contre la forme qu’il prend. L’extraction des ressources a toujours existé. Nos ancêtres, ici même, prélevaient de l’or, l’argent et les pierres précieuses. Mais on le faisait de manière artisanale, en respectant la nature. Pourquoi sacrifie-t-on l’Amazonie ? Principalement pour élever des vaches. Donc pour nourrir les Chinois et les Occidentaux, pas les Boliviens, car nous produisons suffisamment pour notre peuple. A toi je peux te le dire, mais lorsqu’on monte sur un bateau pour suivre le cours d’une rivière, on demande toujours la permission aux esprits.

– Je sais que tu trouves ça étrange, enchaîne Ruth, mais nous, on trouve étrange que les étrangers pénètrent dans les bois, démarrent une embarcation sans respecter les lieux. Chaque lieu possède un esprit, et cet esprit peut se retourner contre toi si tu ne prêtes pas attention.

Nous parlons alors de spiritualité et de la séparation de l’homme et son habitat naturel pendant près d’une heure. J’ai l’habitude de tels échanges avec les autochtones du monde entier, et bien que je ne partage pas leurs croyances, je trouve plus de points de jonctions que de discorde entre ma philosophie et la leur. Le respect pour la nature, pierre de touche pour les indigènes du monde entier, définit leur nécessité de la préserver. Le péché de la modernité, c’est d’avoir extrait l’être humain de son environnement, a tel point qu’il ne sais plus d’où il vient. Nos racines sont coupées et nos consciences aliénées, nous cherchons des réponses dans des arbres généalogiques pour penser en termes de générations et non plus en millénaires. Nous finissons par revenir à des questions plus immédiates :

– « Quelles seraient les conséquences de ces deux barrages », j’interroge Alex en montrant le lieu du Bala, situé en face de nous.

– La construction du barrage du Bala devrait mener à l’expulsion de 17 communautés. Celui du Chepete, environ 40. Certains avancent le chiffre de 100 communautés pour ce dernier, même au sein du gouvernement.

J’imaginer ces centaines d’indigènes partant à La Paz ou Santa Cruz pour mendier. Sans formation, sans réseau dans les grandes villes, il y a peu de chances qu’ils puissent s’intégrer avant une ou deux générations. On crée des générations de mendiants pour exporter de l’électricité et « nourrir des Chinois ». Mais nous arrivons au bout de notre journée, et il est bientôt temps de retourner à Rurennabaque. Je demande à Alex s’il compte se lancer en politique un jour, ou de soutenir un parti autre que le MAS d’Evo Morales.

– Ma couleur politique, c’est la nature, les arbres et les rivières. Je ne vois personne qui nous représente aujourd’hui. Mais je sais que j’ai changé, et peut-être que je changerai encore à l’avenir. Au début de mon action, je me méfiais des paysans de l’Altiplano, pensant qu’ils étaient de mèche avec le gouvernement. J’ai avancé dans ma compréhension des inégalités du pays et dans leur dynamique nationale. CONTIOCAP est une association qui inclut des paysans. J’ai compris que nous ne gagnons nos batailles que lorsque nous nous unissons. Nous cherchons maintenant des soutiens de plus grand poids, à l’étranger aussi. La question que je me pose : Serons-nous assez fort pour faire face aux intérêts internationaux ? Nous opposer aux politiques de l’État bolivien, qui n’ont pas changé avec le nouveau président Arce ? (nda : le président Luis Alberto Arce Catacora est également issu du MAS). Ses appuis sont identiques à son prédécesseur, qui voulait faire de l’exportation énergétique la pierre angulaire du développement économique. Autrefois, l’ONU a félicité Evo pour sa politique « d’énergie propre ». Mais une énergie peut-elle être propre si elle tue et déplace des autochtones ? Rien ne change vraiment, ni à l’ONU ni au gouvernement bolivien.

Je sais quoi répondre à l’activiste. C’est la deuxième fois que je me tais, mais cette fois-ci c’est par respect. Je respecte Alex et Ruth de la même manière que les deux respectent la nature. Ils sont des colosses à mes yeux, combattent par devoir tout en sachant que leur chances de victoire sont minces. Ils auraient pu accepter l’argent du gouvernement pour la vente de leur terre, et tout aurait été plus simple pour eux. A la place, ils ont choisit la voie rugueuse, faite d’aspérités et de peurs constantes, rêvant de sauver les miettes de leur passé et les bribes restantes de l’Amazonie.

Tous les trois nous nous mettons en route pour rejoindre la civilisation. Une civilisation qui leur a tant arraché, et qu’ils continuent de combattre.

Alex Villca et Ruth Aliapaz regardant le site du Chepete

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Cet article a 4 commentaires

  1. Lauper

    Mon Cher Jean-Claude,
    Je suis impressionné par tes écrits, notre civilisation « avancée » ne recherche que le profit et c’est tout aussi amoral et similaire au colonialisme. Je comprends bien tes ressentis. Nous faire connaître ce qui se passe ailleurs et en particulier en Bolivie est préoccupant et ce que tu expliques n’est pas à l’honneur des exécutants. Merci pour cet article qui mériterait que tu proposes une conférence à tes amis à Genève, ce qui pourrait avoir des répercussions positives et je t’y encourage. Faire le bien pour l’amour du bien n’est pas pour se faire une bonne conscience, mais tu participes à sensibiliser tes semblables. Merci encore Jean-Claude, à bientôt j’espère.
    Amitiés
    Dominik L.

    1. Je te remercie pour tes mots qui font du bien. Je suis heureux de pouvoir partager mes découvertes sur le chemin.

      Et peut-être de pouvoir nous changer, au final?

      Une conférence? C’est tentant, mais en virtuel, je ne suis pas enthousiaste. J’aime le contact, comme nous tous. J’ai tenté de publier une version plus journalistique dans des journaux francophones, mais la Bolivie n’intéresse pas forcément beaucoup d’entre eux. Alors parler de militants écologistes dans l’Amazonie…

      Merci emcore, et au plaisir de te revoir un jour prochain.

      Amitiés
      JC

  2. Anonyme

    Beaucoup de courage! L’article mérite une traduction vers l’anglais et l’espagnol!
    Félicitations pour les références et pour le contenue plein de vérités!

  3. Anonyme

    Merci pour écrire de manière claire ce qui se passe en Bolivie. Bravo pour l’article!👏

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