La région du Guaviare en Colombie regorge de splendeurs : on peut évoluer sur l’une des plus anciennes formations géologique du monde (la Lindosa), contempler la macarenia clavigera, une plante unique qui teinte les rivières de pourpre et parfois de vert, observer une faune et une flore amazonienne unique au monde, tout en se rafraîchissant d’un lulo bien mérité, un fruit acide qui ne se mange pas mais se boit en jus, et se baigner dans les puits naturels, qui sont des zones thermales ou au contraire fraîches parées des couleurs de l’arc-en-ciel.
Mais si le Guaviare est un paradis naturel, il a été l’enfer pendant plus de deux décennies. Les ravages causés par la rébellion des FARC (Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes), le trafic de drogue et les assassinats et kidnappings des acteurs étatiques et para-étatiques ont ravagé l’environnement et les habitants. C’est bien connu, de grandes fortunes se repaissent du chaos, et en l’absence de lois, des fermiers de la région colombienne sont devenus producteurs de cocaïne. Au milieu des années 2010, la Colombie était à l’origine de 60 % de l’exportation mondiale de cocaïne, alors que Pablo Escobar était mort depuis près de 20 ans. Et les affaires illégales rendaient les fermiers riches, jusqu’en 2016, où les accords de paix entre le gouvernement et les FARC est signé. Tout change, et le Guaviare se réinvente depuis : il a été producteur de caoutchouc, puis exportateur de peaux de fauves, et enfin fournisseur de poudre blanche. Désormais, l’objectif des communautés est de mener sa 4ᵉ révolution, soit protéger la faune et la flore tout en vivant d’elle.
L’un des ex-fermiers producteur, Eidal, représente le changement de la région à lui tout seul. En 2018, il décide de se diriger vers de nouveaux horizons. Après avoir conçu durant deux décennies la « pâte de coca », il devient fabricant de lait, ce qui ne le passionne pas, explique-t-il. Puis, ouvrant les yeux sur son département, où il a passé plus de temps à se cacher qu’à en contempler les atours, il se met à réfléchir : et si le tourisme pouvait changer la donne ? Et si des visiteurs étaient prêts à payer pour voir ces paysages ? Pourrait-il en profiter et leur parler de son travail d’autrefois ?
Sa reconversion est rapide, et tout en ouvrant un restaurant situé sur la Lindosa, à une heure de San José la capitale départementale, il se met en tête d’expliquer aux premiers intrépides foulant le Guaviare son travail passé. Les débuts sont difficiles, aucun étranger ne s’aventure encore en Colombie, et les Colombiens voient le département comme un coupe-gorge. Les stigmates du passé sont encore bien présentes, mais progressivement, parce que les réseaux sociaux ont parfois du bon et permettent d’échanger des photos de lieux touristiques inconnus, les touristes locaux se rendent dans la zone. Et le bouche-à-oreilles convainc chaque année plus de Colombiens qu’ils ont là un splendide endroit, méconnu et pourtant unique, où passer leurs vacances. C’est ainsi qu’Eidal constate qu’un nombre de curieux toujours plus important, année après année, vient écouter ses explications.
Le nouveau travail du fermier reconverti est de convaincre que la cocaïne est dangereuse, et il égrène pour cela les produits chimiques utilisés pour élaborer la « pâte de coca », ou la « pâte basique », Lorsqu’elle est pure, elle est mortelle. Le trafiquant de drogue est obligé de la couper, faute de quoi le destinataire final ne pourra pas en consommer une seconde fois. La cocaïne est extraite à partir de la plante de coca, une feuille sacrée utilisée par les peuples autochtones de toute l’Amérique du Sud : don des dieux, on la mastique pour se donner des forces, remercier la Pachamama (la Terre mère) du sud de l’Argentine jusqu’au nord de la Colombie.
Selon Eidal, ce serait des chimistes étasuniens qui se seraient rendu dans le Guaviare dans les années 60 qui auraient transmis la formule chimique à un fermier qui seraient à l’origine de la production de cocaïne. Deux hommes du pays nord-américain auraient expliqué à un fermier comment utiliser des ingrédients pour transformer la coca en cocaïne. Ce fermier l’a transmis à son fils, qui l’a transmis à ses employés, avant que tout le monde dans le département ne connaisse les secrets de la fabrication de la poudre blanche. Et que le département ne se consacre tout entier à l’argent facile, alimentant criminalité au Guaviare et ailleurs.
La méthode de production n’a pas de secret pour Eidal, lui qui a manipulé les 7 composés durant des années. L’ammoniac, le kérosène, le ciment (« toujours de bonne qualité », dit-il sans sourire), du permanganate de potassium et même l’acide sulfurique sont mélangés aux feuilles de cocas, les concoctions transvasées et parfois avalés lors d’accidents mortels. Des risques auxquels il faut ajouter bien sûr les attaques des militaires, des para-militaires, et l’impôt prélevé par la résistance des FARC. La vie des fermiers, souvent assimilés à tort aux FARC, n’est pas de tout repos, mais elle est payante, dans une région isolée en Colombie, sans accès à la mer et à des heures de route de Bogotá, la capitale du pays.
Eidel se démène aujourd’hui pour montrer son monde d’autrefois, où il lui est arrivé de devoir fuir dans la forêt pour se cacher des commandos hélico-portés lancés à ses trousses. Cette réalité, il cherche à la transmettre pour que l’on oublie pas les erreurs, les crimes commis de toutes parts : bien qu’il n’assume pas entièrement son rôle dans la filière narcotique, il rappelle que tous les acteurs impliqués dans la production de drogue ou de combat contre celle-ci ont été d’une violence inouïe. Avec ce flegme si latino, il compte comment certains de ses amis, qui n’avaient jamais rien fait de mal, ont succombé sous les balles, victimes des « falsos positivos », cette prime à l’assassinat qui était offerte aux militaires et policiers qui tuaient un criminel. On ne vérifiait pas si le mort était véritablement un criminel, et des milliers de Colombiens sans histoires ont été refroidis pour toucher une prime.
L’ancien fermier représente aujourd’hui ce nouveau visage du Guaviare : ne pas oublier le passé, transmettre la réalité pour construire un avenir meilleur. Eidel comme tant d’autres passe des heures à observer les oiseaux, les lézards, et contempler son environnement qu’autrefois il participait à détruire. Il préfère le protéger aujourd’hui, pas seulement pour pouvoir en vivre, mais pour que ses enfants puissent également en profiter.