Les contes villageois ont la particularité d’avoir une profondeur traditionnelle dans leur apparente modernité, de mêler le vrai et le faux, de faire rêver d’anciens temps où la vie était plus difficile et les humains plus robustes. Nos légendes urbaines de crocodiles dans les égouts ne sont que de pâles reflets sans romantisme d’une lutte de l’homme contre la nature, dont on ne trouve sa pleine puissance que dans les hameaux isolés, qui voient dans le voyageur qui s’y hasarde une chance pour ses habitants de partager leurs récits avec un désintérêt feinté.
Dans le hameau d’Andagua, on aime les histoires.
Découverte d’Andagua et conte de lézards à deux queues
Juana est une adolescente de 16 ans, aux formes péruviennes déjà épaisses, avec un appétit de la vie digne de sa jeunesse. Très éveillée, bavarde et sûre d’elle, elle m’explique lors de notre rencontre dans le hameau d’Andagua, dans la vallée des volcans du sud du Pérou, ne pas attendre de la vie un amour romantique. Elle souhaite se concentrer sur ses passions qu’aucun homme de son âge ou même sa famille ne comprend : le développement d’un tourisme durable dans la vallée et la découverte du monde. Elle se passionne pour l’Inde et la Turquie, car elle passe des heures à regarder les productions de soap opéras réalisées par ces deux pays sur internet. Elle rêve de visiter la France et l’Europe, d’apprendre des dizaines de langues pour pouvoir écouter comment résonneraient ces sons d’un autre monde dans son palais. Elle me parle de la beauté du Taj Mahal indien, je l’encourage à se renseigner sur la sublime Cappadoce turque. Nos âges, nos expériences, nos opportunités, tout nous sépare, mais notre sentiment d’être des êtres égarés et incompris fait de nous des complices incongrus.
Alors qu’elle me fait visiter les grottes et les cascades de sa région, Juana, qui s’aperçoit que j’accorde beaucoup de valeurs aux mythes de sa région, se chauffe avec une histoire d’Inca devant fuir une boule de feu lancée par le père de sa bien-aimé et qui pour se faire construit un tunnel entre Andigua et Cusco. Un llama (ou lama) poursuit le souverain dans les dédales souterrains, je ne comprends pas très bien pourquoi mais la laisse poursuivre. Reconnaissante, elle se décide alors à partager avec moi un conte incrusté dans la trame du présent, n’étant plus de ceux que l’on assène au coin du feu pour donner une leçon aux enfants, mais fait d’un verre grossissant les croix sur une carte au trésor.
L’adolescente me montre d’une main imprécise ce qui ressemble à une coulée de lave durcie au loin : « Vous voyez ce village, oui-non? », fait-elle autoritaire, avec ces expressions en espagnol qui me rappellent l’Afrique de l’Ouest. « Oui, hier je l’ai visité », je lui réponds avec cette grammaire orale andine si particulière, où l’on termine sa phrase avec un verbe, à la façon de maître Yoda ou d’Allemands.
– Les habitants de ce village, nommé Antaymarca, ont dû fuir leurs maisons lors d’une éruption volcanique. On ne sait pas très bien pourquoi certains sont restés, mais ils ont brûlé vifs. Ils ne voulaient pas croire que la lave arriverait jusqu’à leur village. D’autres, ceux qui ont fui et survécu, ont fondé Andigua quelques kilomètres plus loin.
– Quand est-ce que cela est arrivé ?
– Je ne sais pas. Vous devriez demander aux anciens. Les gens ont peur de se rendre là-bas, il y a des choses étranges qui s’y passent. On peut voir des lézards à deux têtes ou deux queues.
J’ai passé ma jeunesse à rêver de chasseurs de fantômes, de groupes d’adolescents qui résolvent des énigmes, et de nombreux dessins animés romantiques et irrationnels ont habités ma vie intérieur comme autant de soaps opéras se logent dans la psyché de Juana. A l’évocation de lézards difformes et de mystères à résoudre, je m’imagine retirer un drap du visage d’un malfaiteur qui retient en otage par la peur tout le hameau d’Andagua. Il faut, sans aucun doute, me rendre à nouveau les lieux avec une loupe de détective digne façon Scooby-Doo.
– Qui pourrait m’en dire plus sur Antaymarca ?, je lance à la jeune péruvienne.
– Vous devriez demander aux anciens.
En tant qu’Européen, je me méfie comme de la peste de la culture orale. Je ne doute pas de pouvoir retrouver une sagesse ancienne, mais certainement pas des dates. Et les questions que je poserai à différents hommes âgés par la suite confirmeront mes doutes : l’un me dira que la citadelle a 100 ans, un autre 200, et un troisième « beaucoup de siècles ». Un site péruvien officiel consacré tourisme daterait le lieu de la période Collagua-Inca, soit entre 1450 et 1500 de notre ère. Je peux dorénavant partir sur la trace des lézards bicéphales et bicaudés avec des données certes inutiles, mais ô combien rassurantes.
Le village collagua-inca d’Antaymarca
Peu de touristes et voyageurs se rendent dans la vallée des volcans d’Andagua. Mais il est probable que tous ceux qui font le déplacement visitent au moins la citadelle d’Antaymarca. Je sais donc qu’en me rendant à nouveau dans ce village englouti par la lave il y a 500 ans, je ne me rends pas en territoire inconnu. Je me mets en route avec le sens du devoir de l’explorateur, riant de mes lubies et pensant rentrer bredouille comme il se doit lorsqu’on prend le chemin de ses obsessions. Mais il m’est déjà arrivé d’avoir des surprises et de découvrir des ruines simplement parce que j’avais l’impression que des nuages me narguaient, remarquez; tout est possible lorsqu’on se décide à mettre un pied devant l’autre.
La ciudadela (citadelle) d’Antaymarca ressemble à un coulée de lave oubliée. Elle est recroquevillée au pied d’un cerro (une montagne, une crête) sur lequel trône un mirador permettant de se gorger d’une splendide vue sur toute la vallée des volcans.
On est frappé par la quiétude, voire la solitude qui enveloppe de ses bras silencieux l’intrépide curieux s’aventurant dans les parages. Le soleil embrasse la région désertique avec le désespoir de celui qui sait qu’il n’a que quelques heures à disposition; la nuit, c’est une lune froide qui le remplace. Quelques oiseaux se cachent au moindre bruit, les mouchent qui survivent dans la plaine désertique se font pressente, des lièvres de montagne fuient au loin à votre approche. Et, bien sûr, quelques lézards se dorent la pilule et sautent de rocher en rocher à votre arrivée. Mais pour l’instant, malgré mes recherches attentives, aucun d’entre eux ne semple avoir de double appendice.
Je pénètre à nouveau dans la citadelle. Je ne m’y étais pas attardé outre mesure lors de ma précédente visite, ne trouvant que quelques morceaux de céramiques brisées, et ne sentant aucune aura de mystère qui m’aurait poussé à m’attarder sur les lieux. L’ancien village a été brisé dans son élan par une lave dont je ne sais trouver le cône à l’origine de sa coulée. Le temps a favorisé l’invasion de cactus, donnant au lieu un aspect de Far West. Je tombe à nouveau sur des débris de céramiques, que je rassemble espérant pouvoir les assembler; c’est peine perdue, le temps les a broyés, je perds au jeu du puzzle archéologique.
Je continue mes recherches. Mes pieds foulent les restes anciens du village lorsque je saute d’un mur décrépis à l’autre. Mes bottes de marche écrasent les cactus et font fuir les lézards qui, décidément, semblent désespérément normaux à mon goût. Je suis en quête de restes humains, d’ossements qui pourraient témoigner d’une défaite humaine face aux feux ardents de la terre. L’un de ces événements cataclysmique qui fait quitter la chair à ses os et les peuplades à changer de dieux. Tous les dédales se ressemblent, les maisonnées sont toutes accolées les unes aux autres dans une parade si uniforme qu’elle en est ennuyeuse. Lorsqu’au détour d’un cactus…
Une cavité à même le sol attire mon regard. Elle ne doit rien au hasard, elle s’inscrit dans la structure de la paroi. Avec un soupçon d’appréhension, je plonge ma main dans la petite chambre intimidante, remue mes mains et sens que j’ai déplacé quelque chose… je le saisis et extrait un crâne d’une blancheur brillante. Un tout petit crâne, vraisemblablement celui d’un enfant. Pourquoi un enfant ? Avait-il été caché par ses parents, pour le protéger des coulées de lave affleurant le village d’Antaymarca, il y a 500 ans ? Ou n’est-ce que les restes d’un sacrifice pour adoucir les ardeurs d’un volcan ou quémander un peu de pluie dans la région desséchée ?
Je réfléchis à toutes les possibilités qui pourraient être à l’origine d’un crâne enfantin caché dans une alcôve tout en le manipulant avec respect. Celui-ci aurait pu être déplacé par des villageois de l’époque. Ou par des voyageurs qui, tout comme moi, sont tombés dessus et ont pensé qu’il serait bien mieux abrité dans une cavité. De multiples ossements écrasés à l’intérieur de cette dernière compromettent ma dernière théorie, mais on ne s’improvise pas à la fois paléoanthropologue et archéologue dans les montagnes andines avec quelques restes humains. Je replace les fragments enfantins là où je les ai trouvés, et décide de poursuivre mon enquête. Le mystère reste entier, et je n’ai pas encore pu observer le lézard tant convoité.
Exalté par ma découverte, je m’active dans toutes les directions cardinales avec l’ambition d’enrichir mes trophées. Après une vaine heure passée à remuer les pierres muettes, je m’éloigne de quelques mètres de la citadelle, dépité. J’ai repéré une petite grotte, je décide aussitôt de tenter ma chance. Et la fortune me sourit, puisque je tombe sur un squelette presque entier (fémur et crâne complets). Il s’agit toutefois clairement d’un lieu connu des locaux, car j’y retrouve des cigarettes, signe que l’on procède à des pagos, soit une vénération de la pachamama dans la pure tradition andine. En Amérique du Sud, il est de coutume de faire des offrandes à la Terre nourricière avec de l’eau, des fleurs, et même du tabac à fumer.
Les coléreux rayons du soleil se font épuisants, tout comme mes lourdes bottes. J’observe les environs, afin de détecter un coin où, si j’étais un lézard, je viendrais me réchauffer plus près de l’astre bienveillant. Je me dirige vers un ancienne coulée de lave, dont les pierres se sont érodées depuis le crachat d’autrefois de la Pachamama. Je cahote et glisse entre les cailloux, prends une photo d’un saurien miniature avec excitation.
Il est maintenant temps pour moi de rentrer au hameau d’Andagua, j’aurai bien d’autres mystères andins à résoudre ces prochains jours.